Ashley Madison, union des deux prénoms les plus populaires au Canada, est un site de rencontre unique en son genre, puisqu’il offre aux personnes mariées la possibilité de commettre un adultère. En 2001, la plateforme voit le jour, mais passe inaperçue; elle ne séduit alors qu'une poignée d’individus. Toutefois, Ashley Madison prend un tournant décisif, lorsqu'en 2007, Noel Biderman en devient le président général. Cet ambitieux entrepreneur ne rechigne devant aucun moyen pour promouvoir ce projet, de telle sorte qu’il multiplie les bad buzz. Invité à de nombreux plateaux télé, souvent accompagné de son épouse, il insiste sur le caractère hautement confidentiel du site. Sa stratégie de marketing provoque et attire. Il vend des aventures clandestines aux amoureux du danger et fait la promesse d’une discrétion et protection absolue. Le site promettait anonymat, messagerie protégée, facturations dissimulées et même une option full delete des données.
En 2014, Ashley Madison est en pleine ascension avec 22 millions de membres dans 37 pays, et un revenu de 150 millions de dollars selon BBC News. La quête absolue de l’entreprise est alors d’entrer en bourse, octroyant la possibilité au site de gagner en valeur et d’atteindre jusqu’au milliard de dollars. Ainsi, le site est l’un des placements les plus prometteurs du marché du vice, aussi appelés les sin stocks. Néanmoins, le 12 juillet 2015, les ordinateurs de l’entreprise affichent un message de The Impact Team. Ce groupe de hackers menace d’exposer publiquement toutes les données client.e.s – c'est-à-dire nom, prénom, adresse mail, adresse postale, coordonnées bancaires, fantasmes sexuels et photos intimes – si l'entreprise ne clôture pas le site d’ici un mois. Contrairement à la majorité des cyber-attaques motivés par un gain financier, ces derniers ne demandent aucune rançon. En conséquence, leur acte semble motivé par un impératif moral, une volonté de rejeter un système cynique. Le 20 juillet 2015, Ashley Madison déclare dans un communiqué que le site est sécurisé et nie le piratage présumé, allant jusqu'à assurer d’être en mesure de démasquer les coupables sous peu. Sueurs froides
pour les infidèles qui visualisent d’ores et déjà la fin de leur mariage.
Chose promise, chose due, le 18 août 2015, un fichier de 38 gigaoctets est jeté sur la voie publique. Instantanément, les internautes s’emparent des dossiers pour en faire des moteurs de recherche. En quelques clics, tout le monde peut vérifier si une célébrité, un.e voisin.e ou encore un.e collègue a commis un adultère. Un engrenage aux conséquences encore insoupçonnées s’enclenche. 37 millions d’individus sont victimes de cette fuite de données. Au premier abord, l'unique enjeu semble être le divorce, mais au-delà de la sphère privée, c’est sur la place publique que les infidèles risquent l’humiliation. Aux États- Unis, et plus spécifiquement en Géorgie, un journal local, The Henry County Report, publie une liste de tous.tes les habitant.e.s du comté ayant utilisé le site. Parmi eux, un avocat et un médecin de renom, qui concluent cette édition spéciale avec des photos d’eux nus, et en sous-titres : « Oui infidèles, c’est officiellement l’apocalypse ».
Au-delà du déshonneur, ce leak est une équation parfaite réunissant toutes les variables nécessaires à de l’extorsion massive. Impossible d’en chiffrer l’ampleur, car la majorité y cède silencieusement. Tant de victimes... mais qui sont- elles ? Parmi les adresses mails recensées, plus de 10 000 proviennent de militaires américains pour qui l'adultère est passible de prison ferme, plus de 1002 appartenant au départements d’état américain, et environ 12003 proviennent d’Arabie saoudite, où l'adultère est puni par la peine de mort. Dans cette liste infinie de noms figure celui de John Gibson, pasteur et professeur d’un séminaire de théologie, marié et père de deux enfants. Rien ne prouve son infidélité, mais sous la pression des regards de sa congrégation, craignant la honte et le rejet de sa famille, il s'ôte la vie. Ainsi, The Impact Team enclenche un séisme si violent qu’il ébranle tout sur son passage : mariages, carrières et parfois même des vies.
Mais les révélations sont loin d'être finies. Outre son statut de justiciers conjugaux, The Impact
Team mène une véritable vendetta personnelle contre Bidermann. Le 18 août, un énième fichier est partagé par le groupe, contenant cette fois-ci le code source entier, ses programmes et 200 000 emails de son PDG étalés sur trois ans. Par souci de vérité ou sentiment de haine, The Impact Team démantèle les fausses promesses de ce dernier, révélant la supercherie du site. Si la littérature relègue majoritairement l'adultère à une gent féminine aux mœurs légères, avec une Emma de Bovary libertine, ou une Thérèse Raquin meurtrière, les mails de Biderman en révèlent le contraire, et les chiffres sont ahurissants : 32 millions de profils masculins contre seulement 5 millions de profils féminins, et ce n’est que le début. Dans ces mails, un terme particulier apparaît à plusieurs reprises : The Angels qui désignent de faux profils féminins créés par une armée de salarié.e.s et de prestataires ; le code source atteste d'une telle programmation. À notre ère de l’IA, une fausse messagerie paraît facile à détecter, mais en 2015 ces messages étaient tout à fait vraisemblables, et ce sont 20 millions d’hommes qui y ont cru. Ainsi, l’Express révèle que les utilisateurs employant l’option « chat » étaient au nombre de 11 millions d’hommes, pour 2 400 vraies femmes.
Face à cette dernière révélation, une question torture nos esprits: comment l’entreprise génère-t- elle des gains lorsque les dépenses s’accumulent, notamment avec des salarié.e.s animant des faux profils ? Détrompez-vous : l'arnaque était savamment orchestrée. Chaque homme devait payer des crédits pour envoyer un message. À l'inscription, ils payaient une formule d’entrée de 50 crédits au prix de 60 $, qui s'épuisait dès l’envoi d’une dizaine de messages. S’ils ne désactivaient pas une option dissimulée, ils étaient facturés près de 80 $ automatiquement. S’ils souhaitaient envoyer des « cadeaux virtuels » aux dames, cela leur coûtait près de 20 à 50 crédits, donc 60 $ supplémentaires. Dès lors, un homme particulièrement enthousiaste pouvait dépenser en quelques heures près de 500 $. Pour attirer des proies idéales, Ashley Madison recrutait massivement sur des plateformes de pornographie.
Dès leur inscription, ces hommes à la recherche d'une extase passagère recevaient un message de femmes toutes les trois minutes. Pensant jeter l’ancre dans un océan de sirènes, ces naïfs pêcheurs y laissaient alors des sommes conséquentes.
Encore aujourd'hui une question n'est guère élucidée : qui étaient ces pirates ? Les enquêtes sur leur identité n'ont jamais abouti, aucun indice tangible, aucun nom. La seule piste est celle d’un ancien employé, qui s'est donné la mort avant la date du piratage.
Qu'en est-il de leurs actes ? Héroïsme ou vengeance ? Sans réclamer d'argent, les membres du groupe The Impact Team prétendent agir au nom de la morale. Mais à quel prix ? Une inscription sur un coupdetête,et c'est le «A»de l'adultère qui est apposé à vie sur un nom. Doit-on lyncher publiquement quelqu'un qui a envisagé l'infidélité sans la commettre ? Peut-on réellement juger la complexité d’une vie conjugale en quelques clics ?
Le plus étonnant est qu'aujourd'hui Ashley Madison existe encore, sous le même nom, les mêmes principes et avec le même slogan. Selon Forbes, le site compte 70 millions d'utilisateur.ice.s7 en 2020. Dès lors, Ashley Madison n’est peut être qu’un symptôme : celui d’une humanité inexorablement amnésique, incapable de dépassser son inhérente immoralité.
Lina MEDKOURI