L’écriture d’Annie Ernaux explore les failles du souvenir et l’instabilité de l’identité. Publié en 2016, Mémoire de fille revient sur l’été 1958, moment charnière de sa jeunesse, et explore les strates d’une mémoire fragmentée car traversée par la honte. En effet, la jeune femme qu’elle était, tout juste sortie de l’adolescence, vit alors sa première expérience sexuelle dans un centre de colonies de vacances. Cette rencontre sera marquée par le déséquilibre, le silence et la honte, devenant donc le point de départ d’une fracture intérieure que l’écriture tente, des décennies plus tard, d’interroger sans déconstruire. Entre quête mémorielle et introspection distanciée, le texte tente de parvenir à l’impossible réappropriation de soi, le passé, survivant, courant vers le présent.
Le récit autobiographique s’organise ainsi autour d’un dédoublement où le sujet oscille entre un « je » qui interroge et un « elle » insaisissable, une figure presque fuyante. Cette tension traverse l’ensemble du récit, s’impose non seulement dans le regard que la narratrice porte sur son passé, mais aussi dans la syntaxe elle-même : le récit se fragmente, la temporalité se brouille et, en guise de conséquence, la continuité se délite. En somme, Ernaux nous livre un récit qui engage un combat entre mémoire et altérit, entre les sources de l’être et ce qui lui échappe irrémédiablement.
Preuve en est la phrase « La fille de la photo n’est pas moi mais elle n’est pas une fiction » qui cristallise l’énigme que creuse Mémoire de fille : comment écrire une vie dont une partie semble désormais étrangère, dissociée, irréconciliable ?
L’organisation de la perte : un temps pulvérisé
Le récit ne suit aucun fil linéaire : le temps se superpose, se dédouble en même temps que le « je ». L’année 1958, moment décisif où la narratrice quitte donc pour la première fois le foyer familial pour devenir monitrice dans un centre de colonies de vacances, constitue le point d’ancrage de cette désorganisation. C’est là qu’a lieu sa première expérience sexuelle avec H., un chef de camp plus âgé, qui devient l’événement du basculement brutal dans l’ordre du désir, de la honte et de l’exclusion. Ainsi, l’année 58, presque détachée du reste de son histoire, est considérée comme une matière instable, une époque qui glisse sans cesse hors de sa portée. Il s’agit ici d’éprouver l’impossibilité d’un récit clos sur le présent, comme le montrent l’accumulation des strates temporelles, le constant retour au présent de l’écriture et la variation des focalisations qui font du texte un champ d’éclats : « Au fur et à mesure que j’avance, la sorte de simplicité antérieure du récit déposé dans ma mémoire disparaît. Aller jusqu’au bout de 1958, c’est accepter la pulvérisation des interprétations accumulées au cours des années. Ne rien lisser. Je ne construis pas un personnage de fiction. Je déconstruis la fille que j’ai été. »
Le travail d’écriture consiste donc à disséquer une conscience en mutation : rien ne se tient en une seule pièce dans la mesure où tout se défait sous le poids du temps écoulé. Cette pulvérisation temporelle ne touche pas seulement la structure du texte, elle affecte le sujet lui-même : ils demeurent interconnectés. En conséquence, la jeune fille de 1958 n’existe plus, mais sa disparition ne suffit pourtant pas à l’effacer.
La honte comme point de rupture identitaire
La dynamique du double jeu se cristallise dans l’expérience de la honte, l’un des affects qui organise le récit de Mémoire de fille. Elle marque un véritable point de rupture entre la jeune fille de 1958 et la femme qui écrit : l’affect subi se fait matériau de pensée. Parallèlement, la honte porte en elle cette force obscure car elle ne se dissipe pas, elle se déplace, se transforme, infiltre le souvenir et s’inscrit dans le corps comme dans la langue. Elle est même dépositaire d’un savoir impossible à formuler autrement que par le ressassement, que par le dédoublement de soi. En cela, sa persistance interdit toute réconciliation du moi passé et du moi présent. Possiblement, la honte structure même le clivage : « C’est une autre honte que celle d’être fille d’épiciers-cafetiers. C’est la honte de la fierté d’avoir été un objet de désir. »
L’écriture fait de la honte le lieu même du retour : par le ressassement, par le dédoublement du regard, Ernaux interroge cet affect et son ambivalence, aux croisements de la soumission, du vertige et de la perte de repères. Cette mise en mots engage une forme de survie narrative : la honte deviendrait la condition d’une reprise de soi, à la fois mémoire intime et analyse lucide – elle s’enracine dans la texture du souvenir, revient avec une force inentamée, exige de sortir du corps par le détour de l’écriture.
L’expérience de l’abandon : l’indifférence comme sentence
Le basculement s’opère lorsque la narratrice comprend que l’histoire vécue ne valait peut-être rien aux yeux de l’autre. Son expérience sexuelle vécue avec H., homme idéalisé qu’elle a espéré séduire, n’a laissé aucune empreinte dans la conscience de celui qui y a participé avec elle. Elle, dix-huit ans à peine, sortie d’un monde scolaire et familial encore fermé, aspire à entrer dans l’âge adulte par cette expérience qu’elle considère comme étant fondatrice, presque initiatique. Lui, en revanche, figure de pouvoir dans la hiérarchie du centre, semble incarner une forme de savoir, de désir masculin dont elle souhaite être l’objet légitime et reconnu. L’acte sexuel, brutal et non désiré mais accepté sans protestation, est d’abord intégré par la jeune fille comme un passage obligé vers cette émancipation tant voulue. Pourtant, la réaction de H. et du groupe révèle la vacuité de cette attente.
L’éviction est presque silencieuse : « Je la vois dans l’éclairage cru de la chambre de H., sonnée, incrédule, peut-être en larmes, fuyant se cacher dans un coin entre le mur et la porte parce que quelqu’un a frappé. Derrière la porte restée grande ouverte, collée au mur, elle entend Monique C rire et dire au frisé – qui vient donc d’indiquer par un signe muet sa présence, elle l’a compris avec horreur : « Qu’est-ce qu’elle fait là ? Elle est saoule ? » »
Cette scène cristallisa la dissymétrie radicale des vécus : ce que la jeune narratrice avait interprété comme une possible initiation est en réalité une dérive ridicule pour les autres. L’événement existe pour eux et justifie leur amusement collectif, mais ses répercussions perdurent à travers toutes ces décennies, de 1958 à 2016 ; ce qui fut éprouvé par la jeune fille traverse le temps pour rejoindre l’écriture avec netteté. Notons que si le mot « viol » n’est jamais prononcé dans le texte, les conditions retranscrites et vécues par la narratrice justifient l’utilisation de ce terme : acte imposé, peur, impossibilité de refuser, suivis d’un profond sentiment de dépossession et de honte. C’est d’ailleurs en 2023, dans une prise de parole ultérieure à la parution de Mémoire de fille, qu’Annie Ernaux choisira de qualifier elle-même ce moment de sa vie de « viol », opérant ainsi un déplacement linguistique décisif dans la lecture de son propre récit. Dans le texte, celle qui écrit – distante mais encore habitée par la scène – est donc le point de contact entre la mémoire enfouie et le présent analytique, entre la sidération initiale et la nécessité de poser ce mot. Nous sommes ici au plus près de ce que le dédoublement identitaire, et littéraire en l’occurrence, produit de plus intense : il peut reconduire le sujet écrivant à un noyau de vérité, là où l’identité, traversée par l’épreuve, se rejoint elle-même.
Écrire pour se retrouver ?
La dernière tension du livre repose en effet sur la nécessité de l’écriture elle-même. Pourquoi dire ce qui a déjà été vécu, pourquoi exhumer ce qui s’est déjà effondré sous le poids des années ? La réponse ne tient pas dans une volonté de « faire mémoire », mais dans la certitude que ce qui n’est pas écrit risque d’être vécu pour rien : « Un jour il n’y aura plus personne pour se souvenir. Ce qui a été vécu par cette fille, nulle autre, restera inexpliqué, vécu pour rien. » Écrire signifie donc fixer l’histoire et dire que quelque chose a eu lieu puisqu’une vie ne se sauve pas ; elle se formule ou disparaît ; quelle identité subsiste alors ?
Force est de constater que, dans Mémoire de fille, l’écriture vise à exposer la scission irrémédiable qui définit le sujet dans le temps. Le double je(u), inscrit dans l’alternance du « je » et du « elle », fonctionne comme un espace de confrontation où la narratrice adulte et la jeune fille de 1958 ne cessent de s’observer sans jamais se rejoindre.
Loin de se limiter à un procédé stylistique, cette mise à distance est une nécessité. Si Ernaux pouvait encore dire « je » en parlant de cette fille, cela signifierait qu’elle la comprend, qu’elle peut l’intégrer à la femme qu’elle est devenue. Or, tout dans le livre souligne l’impossibilité de cette appropriation (Rappelons ici : « Parfois il me semble que c’est une autre fille qui vivait à S […] et non pas moi. »)
Cette phrase signale un vertige ontologique : celle qui a vécu cette histoire n’est plus qu’un souvenir disloqué, une silhouette qu’aucun effort de remémoration ne parvient à ressaisir pleinement. Le livre lui-même est pris dans cette oscillation : un récit qui se construit en dissociant son sujet, une écriture qui ne cesse de constater que le « je » du présent ne peut qu’analyser, interroger, mais jamais revivre ni comprendre totalement le « je » du passé.
Ce récit d’Ernaux consiste en somme à constater la fracture identitaire qui lie le moi d’avant et celui qui se construit à partir de lui pour devenir un autre. La fusion ne s’opère pas, car les strates identitaires coexistent sans se rejoindre, maintenues à distance par une fracture irréductible. Deux instances du même être évoluent en parallèle, l’une dans le souvenir, l’autre dans le présent, sans que leur dialogue puisse s’établir. L’écriture donne une forme à cette séparation, en révèle la tension et la manière dont elle s’ancre dans le temps. Écrire, c’est finalement suivre le mouvement de ce qui s’éloigne tout en en mesurant l’empreinte persistante, inscrire la perte dans la matière du langage pour en sonder l’irréversibilité.
Diana CARNEIRO