Le 19 janvier 2020, les conclusions de la conférence de Berlin sur la Libye dictent explicitement un respect et une mise en œuvre sans équivoque de l’embargo sur les armes établi par la résolution 1970 (2011) du Conseil de sécurité des Nations Unies. Six semaines plus tard, des navires armés accostent en Libye. Le cas libyen met en lumière la nature anarchique de la scène internationale, où les intérêts nationaux priment dans l’essentiel des rapports internationaux.

Avril 2019. Le maréchal Khalifa Haftar lance une offensive sur Tripoli, dans une tentative de prendre le contrôle du pays. L’attaque du chef de l’Armée nationale libyenne (ANL) sur la capitale et l’escalade des combats attirent rapidement l’attention de la communauté internationale. Cette affaire révèle le double jeu des grandes puissances sur le terrain libyen. En dépit des appels à un cessez-le-feu lancés par l’ONU, le flux des armes vers le pays est ininterrompu, souvent dans l’anonymat et le secret. 

Pourquoi la Libye ? 

Forte de sa position géographique, la Libye détient un rôle stratégique indéniable. D’abord, au cœur de la Méditerranée, sa base militaire de Ghardabiya représente un point névralgique. L’un des plus grands complexes militaires du monde, ce site constitue un atout précieux pour quiconque cherche à exercer un contrôle sur la Méditerranée. La Turquie et la Russie ont bien compris cela, et s’efforcent d’y maintenir une présence constante pour s’affirmer comme maître de la région.

La richesse du pays en hydrocarbures est un autre facteur décisif pour les interventions étrangères. La Libye dispose d’importantes réserves de pétrole et de gaz, faciles à exploiter et proches des marchés européens, un avantage non négligeable dans un monde où les questions énergétiques sont cruciales. Des contrats d’une valeur atteignant plusieurs milliards de dollars signés entre Kadhafi et la Turquie ont établi des liens économiques forts entre les deux pays avant la chute du régime – premier signe que d’autres États concurrents, attirés par les hydrocarbures libyens, souhaitent la chute du régime et une redistribution des profits. 

Enfin, la Libye occupe une position géographique stratégique pour le contrôle des flux migratoires vers l’Europe pour les nombreux trafics et la sécurité au Sahel. Ces facteurs font de ce pays un enjeu majeur pour les grandes puissances, qui profitent de la fragmentation politique et de la faible cohésion nationale pour intervenir et sécuriser leurs intérêts. 

L’effondrement de la Libye : une chronologie 

2011-2013 

Durant les Printemps arabes de 2011, des vagues de révoltes se manifestent en Libye dès février contre le régime répressif de Mouammar Kadhafi. Cependant, contrairement aux autres soulèvements en Tunisie ou en Égypte, la Libye devient sujet d’une intervention, menée sous l’égide des Nations Unies, et annoncée comme nécessaire et légitime pour des raisons humanitaires « sous l’effet de l’activisme opportuniste français et britannique (1) » de Sarkozy et Cameron. Résultat : ce n’est pas seulement un régime qui tombe, mais un pays qui se morcelle sous le poids des ambitions étrangères. 

S’ensuit alors une longue période de fragmentation politique et militaire, engendrée par la chute du régime Kadhafi, et l’effondrement de l’État libyen. L’action internationale en Libye, intense dans la guerre de 2011, devient marginale et sans direction de coordination, vide de projet, durant les deux années qui suivent. Le vide institutionnel qui en résulte s’enlise dans le tissu social libyen jusqu’à le déchirer, entraînant un retour à des logiques tribales au dépens d’une identité nationale unie. Cette atmosphère devient propice à l’émergence de milices armées et de groupuscules terroristes. La Libye se divise en trois grandes provinces rivales : la Tripolitaine à l’Ouest avec la capitale Tripoli, où s’installe le pouvoir officiel dès 2011, la Cyrénaïque du maréchal Khalifa Haftar à l’Est dès 2014, et le Fezzan au Sud, province méridionale divisée entre différentes allégeances. 

2014-2019 

Délaissée après l’intervention et dans sa reconstruction, c’est la seconde guerre civile libyenne en 2014 qui attise de nouveau les intérêts des puissances internationales et enclenche le retour de l’interventionnisme. Cette fois-ci, derrière les prises de positions officielles, un autre jeu se dessine, feutré et insaisissable : de Tripoli à Benghazi, la Libye devient un théâtre d’interventionnisme où se croisent stratégies militaires et soutiens masqués qui remettent en question le multilatéralisme et l’applicabilité du droit international. Les Russes travaillent « de concert » (2) avec les Émirats et l’Égypte, tandis que la Turquie œuvre au maintien de sa proximité avec les élites économiques de l’ouest du pays. À ce moment-là, la Libye est plongée dans une lutte acharnée des élites qui se disputent des positions de pouvoir fragiles, et la polarisation monte en flèche. Dans ce climat de division, l’Est du pays, emporté par les revendications autonomistes et les ambitions du général Haftar, devient le centre de tensions géopolitiques.

Depuis 2014, Haftar est l’homme fort de la Cyrénaïque. Il prend la tête de l’armée nationale qui fédère des militaires libyens et des miliciens de Cyrénaïque, et lance plusieurs opérations, dont l’« opération Dignité » contre les éléments radicaux et terroristes (Daech) implantés en Libye. L’armée de Haftar va progresser jusqu’à Tripoli au printemps 2019. 

2019-2021 

Ces affronts ne prennent véritablement forme qu’avec l’intervention active de puissances internationales, d’abord régionales (Égypte et Émirats, via des frappes aériennes non revendiquées) puis d’autres grandes puissances, telles que la France, les États-Unis et la Russie qui, sous couvert de soutien diplomatique, nourrissent le conflit en fournissant des armes et en contribuant à un discours manichéen largement relayé par les médias. 

L’affaire des missiles, révélatrice du double-jeu français en Libye 

La grande confusion identitaire en Libye et la fissure entre les deux gouvernements, l’un officiel et l’autre officieux, justifie quelque part la duplicité de pays comme la France, pour qui le contrôle d’intérêts nationaux et sécuritaires prennent le dessus. Rappelons le contexte des attentats terroristes en France en 2015, et de la montée en puissance des coalitions internationales pour faire barrage à l’islam politique (renforcée avec l’administration Trump). Il est ainsi naturel pour le ministre de la défense français Le Drian et le gouvernement de Hollande de se tourner vers Haftar en Libye pour la poursuite de son objectif d’anéantir les mouvements islamistes dans le pays. En juillet 2015, François Hollande confirmait la présence de militaires français aux côtés de Haftar – déclaration qui lui a coûté une campagne de boycott des entreprises françaises lancée par le gouvernement officiel de Sarraj. 

Plus tard, en juillet 2019, trois mois après l’offensive sur Tripoli, l’affaire des missiles confirme une seconde fois l’implication implicite française en Libye, encore contradictoire à sa position officielle en tant que membre du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Révélée par le New York Times (3), cette affaire relance la controverse sur le rôle de la France en Libye et contraint Paris à justifier une nouvelle fois son agenda. Verdict : pas de confirmation officielle de la date d’arrivée de ces missiles en Libye, ni sur les conditions de leur transfert. Seulement, un témoignage du chef militaire du GNA Oussama Al-Juwaili qui confirmait au Monde la présence de Français à leurs côtés jusqu’à quelques jours avant l’attaque de Haftar, au même moment où la France poursuivait son objectif d’antiterrorisme auprès du gouvernement officieux de l’Est. Selon Le Monde4, les unités françaises de contre-terrorisme auraient pu utiliser ces missiles pour se protéger d’éventuelles attaques-suicides au moyen de véhicules. 

Se dessinait alors le double-jeu français en Libye, à un moment où les enjeux de sécurité dominaient les choix de politique étrangère du pays. En outre, abandonner Haftar aurait profité à Moscou qui voit son soutien comme un moyen de contrer l’influence de son rival historique, la Turquie. Paris tenait donc à maintenir deux lignes distinctes en Libye : l’une diplomatique, officielle, et l’autre militaire, secrète (5). 

Des contradictions internes au sein du CSNU 

En théorie, les membres permanents du CSNU, qui ont officiellement reconnu le gouvernement de Tripoli en 2015, ne peuvent que soutenir ce dernier. Or, en pratique, le général Haftar, qui incarne l’allié sécuritaire incontournable de la lutte contre Daesh, devient le véritable homme fort du pays – surtout aux yeux de la France et des États-Unis – face à un Sarraj perçu faible et sans pouvoir. En secret, les membres permanents offrent donc un soutien à l’Est de la Libye, même si, au passage, les autres alliés de Haftar dont l’Égypte et les Émirats violent l’embargo sur les armes à destination du pays, voté et imposé par l’ONU. 

L’ancien envoyé spécial de l’ONU en Libye Ghassan Salamé témoigne du schisme entre la position officielle et les intérêts des membres permanents du CSNU, menant à une impasse politique du processus de paix durable (6). Lors de l’attaque du 4 avril 2019, Ghassan se trouvait dans une situation qui relevait du « surréel »7, attestant notamment de la position de John Bolton, conseiller de sécurité nationale américain, qui « a donné à Haftar le feu vert pour l’attaque »8. Sur le terrain, sans l’intervention de la Turquie, cette offensive n’aurait peut-être pas été arrêtée et le gouvernement de Tripoli aurait pu être complètement renversé. Ghassan exprime notamment son désespoir face au dysfonctionnement du CSNU et au non-respect des accords de Berlin (19 janvier 2020) : les conclusions de cet accord dictaient clairement que tous les pays signataires n’interviendraient plus en Libye. Or, six semaines après la conférence, plus de 40 bateaux remplis d’ammunitions et de mercenaires jetaient l’ancre dans différents ports libyens. 

La duplicité souvent présente dans les rapports de force entre grandes puissances atteint des niveaux insoutenables en Libye. L’impasse politique créée au sein du CSNU remet en question la place du multilatéralisme dans la sécurité internationale. Les conséquences de la première intervention et le développement de la situation en Libye avec l’interventionnisme sur le terrain illustrent le glissement de l’intervention humanitaire à l’intervention dictée par des intérêts nationaux au profit d’une paix civile. Une ère de « dérégulation de l’usage de la force » (9) s’impose, révélant les limites de la coopération internationale au profit de la loi du plus fort. Reste à savoir quelles seraient les mesures qui pourraient être prises par la communauté internationale pour tenter de renforcer la légitimité du droit international et son application. 

(1) Droz-Vincent, P. (2021). « La Libye toujours en prise avec les interventions : de l’intervention internationale de 2011 à l’escalade et la multiplicité d’interventionnismes extérieurs. », Hérodote, 182(3), pp. 109-127. 

(2) Ibid. 

(3) Walsh, D. & Schmitt, E. (2019, 9 juillet). “U.S. Missiles Found in Libyan Rebel Camp Were First Sold to France”. The New York Times. 

(4) Bobin, F. & Guibert, N. (2019). « L’embarras de Paris après la découverte de missiles sur une base d’Haftar en Libye ». Le Monde. 

(5) René Backmann and Lénaïg Bredoux (2016b). « Libye: la France mène un double jeu dangereux ». Mediapart. 

(6) Carnegie Endowment for International Peace. (2020). “Libya and the New Global Disorder: A Conversation with Ghassan Salamé.”. 

(7) Ibid.

(8) Ibid.

(9) Ibid.

Lilia GEHA