Platoniciennes, fantastiques ou surréalistes, les figures du double ont toujours nourri la réflexion sur l’altérité. Le cinéaste américain David Lynch perpétue ces questions millénaires : m’est-il étranger ? Relève-t-il, au contraire, d’un moi androgyne ? Dois-je le craindre ou l’invoquer ? Il y a une violence inouïe dans la rencontre des doubles, dans la confrontation inévitable d’un être avec ses propres failles. Chez Lynch, leur interférence a quelque chose de tragique. Ils naissent d’une nécessité vitale pour les personnages d’échapper à leur conscience ; malgré tout, l’individu est invariablement trahi par son propre esprit, précipitant un face-à-face dévastateur. Les doubles du cinéaste nous disent quelque chose de l’impossibilité d’échapper à sa conscience, de se soustraire au Réel. Mais, ce faisant, ils nourrissent aussi une réflexion artistique, sur la force de l’illusion. Si Lynch se joue des conventions du film noir, manipulant en permanence l’audience, c’est peut-être pour mieux lui apprendre que tout, au cinéma, est faux-semblants. Rien d’anodin, donc à ce que Lynch ancre trois de ses films dans le cadre hollywoodien, royaume de l’illusion s’il en est : Lost Highway (1997), Mulholland Drive (2001), puis Inland Empire (2006). En faisant dialoguer l’altérité et la chimère créatrice, il y livre peut-être sa plus belle leçon de cinéma.
La figure de l’actrice : quand le « je » rencontre le « jeu »
Avec Inland Empire, Lynch répond non. La frontière entre réalité et fiction semblait pourtant acquise. L’histoire suit le tournage d’un film, On High in Blue Tomorrows. Pour l’actrice, Nikki, le chemin de la gloire semble tout tracé. Pourtant, Nikki s’oublie peu à peu dans son rôle. Étouffée par un carcan conjugal trop étroit, elle étanche sa soif de liberté dans son personnage, Suzanne. Elle souhaiterait presque se fondre dans cette autre ; jusqu’à ce que son vœu se réalise. Nikki, dès lors, se révèle incapable de distinguer sa vie propre et celle de son personnage, piégée dans un rôle de plus en plus sombre. De son jeu naît un second « je », qui fait voler en éclat les certitudes de Nikki, de son entourage, et par extension, les nôtres.
Schizophrénie filmique…
Déjà Hitchcock, dans Vertigo (1958), cédait à la tentation schizophrénique, devenue un lieu commun du cinéma. Lynch en fait sa signature. Avec une particularité : à la fragmentation psychique de personnages étouffés par le poids de leur culpabilité, répond une fragmentation filmique. En conséquence, la réflexion n’est jamais seulement psychique, mais fondamentalement artistique. Il s’agit aussi, et peut-être avant tout, de questionner à quoi tient l’illusion du Réel. Lynch s’inscrit dans une vision hégélienne du Réel : tout à la fois le secret, l’essence du principe de réalité, et un espace vide dans cette même réalité, car il n’est qu’abstraction. À l’absence du Réel répond un objet sublime, qui tente de combler l’intervalle laissé vacant, sans tout à fait y parvenir.
Le cinéaste déroule donc un premier fil narratif, dans cette atmosphère embrumée qui suscite tant de questions. Là, pas d’asymétrie : les protagonistes sont tout aussi démunis. L’une des deux figures de Mulholland Drive, Rita, a été frappée d’amnésie suite à un accident ; c’est ce passé nébuleux qu’elle tente d’éclaircir avec l’aide de Betty, tout en sentant confusément le danger approcher. Dans Lost Highway, Fred est aux prises avec une menace invisible : chaque nuit, un observateur s’introduit dans le domicile conjugal pour filmer le couple.
Cependant, alors que la première intrigue atteint son acmé, que le dénouement semble proche et les personnages sur le point d’accéder à la vérité… rupture brusque du récit. In medias res, nous voici projetés dans un monde parallèle. D’apparence distinct : les personnages ne portent pas les mêmes noms, leurs histoires diffèrent sensiblement, et les situations sont renversées. Pourtant, à bien y regarder, c’est une véritable métempsychose qui s’est opérée : l’histoire est réécrite, mais avec les mêmes ingrédients. Betty, l’actrice prometteuse, fraîchement débarquée du Midwest dans la jungle hollywoodienne, se transfigure pour devenir Diane, une figurante désabusée par ses échecs. De même, à la faveur de la nuit, une substitution s’opère dans une cellule de prison : au petit matin, les gardes constatent avec stupeur qu’en lieu et place de Fred, un musicien marié, se tient Pete, mécanicien de vingt ans son cadet, encore inconnu du spectateur.
Mais les passions amoureuses, invariablement, établissent une passerelle entre les réalités. Betty et Diane se consument pour la même femme, nommée Rita dans la première partie du film, Camilla dans la seconde. Quant à Fred et Pete, si l’épouse du premier, Renée, est brune et la maîtresse du second, Alice, blonde, c’est bien le même visage qu’elles portent, jusqu’à ne plus faire qu’un.
… Fragmentation psychique
Denizart l’aura exprimé : « l’énigme n’est jamais vraiment refermée, les sens jamais comblés, les émotions jamais expurgées. »# Pourtant, le.a spectateur.ice ne peut que s’échiner à lier ces deux réalités, toutes à la fois dissonantes et semblables. Comment établir une continuité dans ce puzzle morcelé ? Toute rationalisation suppose, paradoxalement, d’admettre l’irrationalité du narrateur. Seule la dissociation du moi semble pouvoir expliquer ce schéma narratif tronqué. La folie devient dès lors le dernier rempart du personnage, contre une vérité indicible.
C’est peut-être dans son esprit malade que s’écrit une autre version des faits. Dès lors, il ne faut plus s’étonner de ce que le passé et le présent se confondent, les noms et visages s’entremêlent, les scènes se répètent. L’intériorité fragile de ce narrateur-personnage résiste difficilement aux assauts du drame qui le hante. Les réalités l’une à l’autre se répondent. La passion agit comme un catalyseur, et la femme aimée, toujours fatale, annonce l’inévitable effraction du réel dans la fiction.
Le Réel constitue bien le centre névralgique de l’intrigue, la clé du mystère ; mais il en demeure absent. Il porte cette vérité insupportable pour le personnage : ce dernier ne peut l’accepter, sans se détruire irrémédiablement. Le monde virtuel que l’individu crée pour échapper à sa faute devient pour lui le seul espace habitable. Mais bientôt, le Réel, trop plein et trop absent, ouvre une brèche dans l’illusion. Le double, censé combler son absence, ou peut-être son refus catégorique par les personnages, ne fait que suggérer, en creux, la vérité indicible. Porteur de la tension irréductible entre Réel et illusion, le double devient, presque malgré lui, l’instrument du sublime.
Lélia STIÉVANO