Tous les samedis entre 1997 et 2015, sur les ondes de France Inter, un mystérieux « Monsieur X » nous a raconté une autre vérité historique. Il était très bien informé, mais qui était-il vraiment ?
« C’est un homme sans nom. X. Appelons-le ainsi : Monsieur X » (1). La voix de Patrick Pesnot résonne sur France Inter, il est 13h15 en ce samedi 4 janvier 1997. Le présentateur ne le sait pas encore mais son émission Rendez-vous avec X sera la référence d’un nouveau genre : le cold-case radiophonique. À la mort du journaliste, en 2023, les hommages sont unanimes. En synthétisant de manière remarquable des sujets de géopolitique, d’histoire, de renseignement ou de défense, l’air faussement naïf de Patrick Pesnot et le ton flegmatique de son interlocuteur anonyme initieront bien des siestes d’enfants insouciants sur les banquettes arrière des Renault 19. En trois quarts d’heure ce mystérieux Monsieur X, dont la voix est interprétée par un comédien (2) , nous fait voyager dans un monde où « les preuves sont difficiles à apporter », de « l’autre côté des choses » (3). Mais pour en arriver là, il a dû « dissimuler bien des lâchetés, bien des secrets, pas très propres ». Et il n’était pas le seul. « Je connais beaucoup de gens qui ont envie que l’on sache enfin la vérité, et qui m’ont fait beaucoup de confidences. Parce qu’ils avaient confiance en moi, parce qu’ils savaient qui j’ai été et ce que j’ai fait » (4). Mais qui était-il et qu’a-t-il fait, au juste ? « N’allons pas trop vite », comme il avait l’habitude de dire.
Tout semble avoir commencé en 1981. À cette époque, Patrick Pesnot préparait un documentaire sur l’armistice de 1940 avec Philippe Alfonsi, son complice de toujours. Fréquentant régulièrement la bibliothèque de l’Arsenal (spécialisée dans les affaires étrangères), il semble qu’il y aurait rencontré Monsieur X. C’est de là que serait née une première version éphémère de l’émission (5). Pesnot raconte la suite dans un entretien : « En 1996, j’ai eu envie de refaire de la radio. Je l’ai fait savoir au directeur des programmes de France Inter, un type formidable, Jacques Santamaria, devenu depuis un scénariste de talent. Presque instantanément, il me dit « je voudrais que vous refassiez cette émission de 1981 » » (6). Christilla Huillard-Kann, arrivée depuis peu à France Inter à l’époque, raconte le moment où Jacques Santamaria lui a proposé de rejoindre l’aventure. « Je me souviens avoir demandé « C’est qui Monsieur X ? », il m’a répondu « Voyez ça avec Patrick Pesnot, de toute façon est-ce vraiment nécessaire de savoir qui c’est ? » » (7).
La jeune chargée de production devient la collaboratrice principale du présentateur, elle découvre quelqu’un « d’extrêmement sympathique, brillant, modeste et très travailleur […] Dans tout le travail de recherche qu’il faisait, il avait vraiment le souci du public ». Concerné par son auditoire, Patrick Pesnot était aussi attaché au travail en coopération. Christilla Huillard-Kann décrit un homme « généreux de partager ses trouvailles et généreux d’écouter ce que peut en penser l’autre. Il y avait un échange, même si à côté de ça il travaillait dans son coin ». D’ailleurs, à la manière d’un service clandestin cloisonné, toutes les émissions étaient enregistrées à l’extérieur de la maison de la radio. « Parce que quand on a un concept comme ça il faut le mener jusqu’au bout ! », commente Mme Huillard-Kann. Et c’est ce que Patrick Pesnot a fait. À la fin du dernier des 765 épisodes (Un État palestinien peut-il encore exister ?), le présentateur joue avec les nerfs de celles et ceux qui attendaient la grande révélation finale. « Me faut-il reconnaître, pour reprendre la citation aussi célèbre qu’improbable du grand Flaubert, que “Monsieur X, c’est moi” ? » (8).
« Je connais beaucoup de gens qui ont envie que l’on sache enfin la vérité »
Monsieur X
La question se pose : Patrick Pesnot se serait-il servi de son émission pour exposer ses propres enquêtes ? Le personnage de Monsieur X pourrait être un personnage complètement fictif incarnant son plus fidèle acolyte, Philippe Alfonsi. Les deux compères, à force de recherches acharnées, auraient pu se retrouver avec une matière trop sensible sur les bras et des sources qui devaient être particulièrement protégées. On les imagine élaborer minutieusement ce joli stratagème pour exploiter ces informations et noyer toutes leurs sources en un seul personnage. Beaucoup des premiers épisodes concernent d’ailleurs la Seconde Guerre mondiale et ses suites (Le réseau Prosper, La 5ème colonne, Le réseau Odessa, etc.), des sujets qui gravitent autour de leur documentaire commun L’Armistice de juin 1940. Quant aux tout autant nombreux épisodes sur la guerre d’Algérie (La Main Rouge, L’affaire du bazooka, La bleuite, etc.), ils s’étaient aussi intéressés à la question, réalisant notamment la série documentaire Les années algériennes avec l’historien Benjamin Stora.
Cette thèse tiendrait la route à elle seule si l’émission se contentait d’aborder les périodes historiques de prédilection des deux journalistes. Or, pendant les années de diffusion de Rendez-vous avec X, le monde brûle sur les cendres de la guerre froide : l’Algérie est en pleine guerre civile, les Balkans s’embrasent, l’Afghanistan devient le creuset du terrorisme international, la guerre économique s’intensifie, l’affaire Elf explose, la Palestine continue de rétrécir comme peau de chagrin, la Françafrique n’en finit pas de mourir pendant que les États-Unis se prennent pour le gendarme du monde, les tours tombent, l’Irak aussi, etc., etc. Et au milieu de ce chaos permanent, l’émission ne s’interdit aucun sujet, au contraire. Comment Monsieur X pouvait-il être si à l’aise sur tous ces sujets à la fois ? Une des hypothèses fréquemment mentionnées est celle mettant Pierre Péan dans la peau de Monsieur X. Ce grand journaliste d’investigation, spécialiste notamment des réseaux occultes de la Françafrique, pourrait en avoir profité pour partager ses éclairages. Pierre Péan serait tout autant légitime à cette place que de nombreux et nombreuses autres journalistes spécialisé.e.s très souvent cité.e.s dans la bibliographie de l’émission et qui pourraient, en tant que groupe, incarner l’interlocuteur anonyme.
Mais encore une fois, cela ne suffirait pas à résumer ce mystérieux Monsieur X. Car certaines informations de l’émission relatives aux services spéciaux sont complètement inédites (1988, la grotte d’Ouvéa ou l’épisode sur le Rainbow Warrior, entre autres). Dans une interview-hommage de l’INA (9) l’infatigable Rebecca Denantes, qui a repris le flambeau de Christilla Huillard-Kann en 2001 comme chargée de production de l’émission, révèle que parmi les sources de l’émission il y avait « deux ou trois anciens gars des services ». Lorsqu’elle mentionne un « ancien agent de la DGSE […] qui avait suivi Al-Qaïda, qui avait fait pas mal de voyages au Pakistan dans les années 2000 », on ne peut s’empêcher de penser à Alain Chouet. Cet ancien officier de renseignement, spécialiste notamment de la genèse et de la prolifération du terrorisme islamiste, est régulièrement invité sur les plateaux télé pour faire la promotion de ses livres. Aussi confortable avec les journalistes qu’avec l’idée de faire des révélations, il aurait pu être la source de plusieurs épisodes particulièrements instructifs tels que Al Qaïda implanté au Sahara ou L’assassinat de Wissam Al-Hassan.
« Derrière la figure de Monsieur X, il y a un travail collectif »
Christilla Huillard-Kann
Enfin il manque une dernière pièce à ce puzzle. En effet, dans les premières années de l’émission, Monsieur X raconte certains événements à la première personne (Opération Timsilt, Le complot du plan bleu). Il mentionne aussi des individus qu’il a personnellement côtoyés, notamment Allen Dulles (ancien directeur de la CIA) ou le colonel Passy (créateur des services spéciaux français modernes). De plus, Patrick Pesnot en rajoute parfois en personnifiant son interlocuteur : « Je vous rappelle uniquement ce qu’il m’a permis de vous révéler. Sa mère, ou son père, était russe. Il a travaillé officiellement, ou officieusement, pour les services de renseignement de notre pays. Au plus haut niveau. Enfin dans les années 50 il a exercé une fonction élective à l’assemblée nationale ou au Sénat » (10). Mais de son côté, Christilla Huillard-Kann nous rappelle que « Derrière la figure de Monsieur X, il y a un travail collectif. Autour de Patrick Pesnot, Rebecca Denantes ou moi les premières années – en tant qu’attachées de production – mais aussi d’autres sources, tel que des journalistes, magistrat.e.s ou témoins des affaires traitées. Chacun.e avec sa part de vérité ». Malgré cette voix de la raison, difficile de résister à l’envie de personnifier Monsieur X. Au fil de nos recherches, nous avons repéré une personnalité, publique mais discrète, qui a véritablement existé et dont le destin romanesque correspond sans faute à ce que Monsieur X nous a raconté de sa vie pendant les dix-huit années de l’émission.
C’est l’histoire bien réelle d’un enfant perspicace qui grandit dans une famille russe, réfugiée en France. Un adolescent fougueux qui s’enrôle sans retenue dans la clandestinité de la résistance. Un diplômé brillant que sa vivacité d’esprit mène rapidement à arpenter les allées et les contre-allées du pouvoir. Un travailleur acharné qui se retrouve propulsé comme témoin privilégié des débuts de la guerre froide. Un jeune homme qui, pour le goût de l’analyse géostratégique, parcourt le monde à la recherche de mentors. Un analyste doué qui est rappelé à Paris pour de secrètes responsabilités exécutives dans une période sordide, à laquelle il regrettera toute sa vie d’avoir activement participé. Un homme de l’ombre expérimenté qui s’applique à protéger ses supérieurs tant par le levier sécuritaire que par celui de la manipulation idéologique, quitte à trahir ses convictions. Un écrivain joueur, grand adepte du « mentir-vrai » qui a conté plus d’une fois sa propre histoire mais toujours de manière à ce qu’il soit difficile de démêler les faits de la fiction. Un agent à la retraite qui cultive ses amitiés professionnelles à travers le monde, parfois dans un rôle d’émissaire, souvent dans un but de mémoire. Un vieux monsieur encore très actif, qui est finalement mis en terre pendant la dernière saison du programme radiophonique de Patrick Pesnot. Cet homme…
…C’était Monsieur X. Pour conclure, rien de mieux que les derniers mots de l’émission prononcés par Patrick Pesnot : « je m’en vais donc, au moins provisoirement, en gardant mes secrets. Mais je suis certain que les plus sagaces d’entre vous ont déjà leur petite idée » (11).
André Labarthe
Illustration : Packman
P.-S. : Dans l’un des épisodes traitant de la Seconde Guerre mondiale (Muselier, conjuration contre de Gaulle), un personnage singulier intervient. « Un type turbulent un peu touche à tout, militant anti-fasciste de la première heure » (12) , un ingénieur communiste qui se transforme en journaliste, farouchement opposé au général de Gaulle. Cet homme s’appelle André Labarthe.
Quelques années avant sa mort en 1967, dans un film documentaire où il jouait mystérieusement son propre rôle, il a tenu cette réplique (13) : « Vous savez, ça n’a aucune importance. Qui vous êtes ? Qui je suis ? Tout ça n’a aucune importance. »
(1) Extraits de l’émission Rendez-vous avec X, Patrick Pesnot, France Inter (1997-2015).
(2) Patrick Pesnot, le journaliste et ancien producteur de l’émission « Rendez-vous avec X », est mort, Le Monde (2023).
(3) Extraits de l’émission Rendez-vous avec X, Patrick Pesnot, France Inter (1997-2015).
(4) Ibid
(5) Ici Pierre Desgraupes, Patrick Pesnot, Philippe Alfonsi, Pierre Desgraupes, France Télévisions (1981).
(6) La fabrique de « Rendez-vous avec X », Patrick Pesnot, Yannick Dehée, Le Temps des Médias (2011).
(7) Entretien téléphonique (2024).
(8) Extraits de l’émission Rendez-vous avec X, Patrick Pesnot, France Inter (1997-2015).
(9) Dans les coulisses de « Rendez-vous avec X », l’émission de radio culte de Patrick Pesnot, Florence Dartois, L’INA éclaire l’actu (2023)
(10) Extraits de l’émission Rendez-vous avec X, Patrick Pesnot, France Inter (1997-2015).
(11) Extraits de l’émission Rendez-vous avec X, Patrick Pesnot, France Inter (1997-2015).
(12) Ibid
(13) La vie commence demain, Nicole Védrès (1949).