You are currently viewing Des lignes et des élections

Des lignes et des élections

Une élection est parfois un mirage démocratique. S’il est naturel de penser qu’une élection est l’occasion pour les électeurs d’exprimer leur opinion et d’influencer la production des politiques publiques, il n’est pas rare que l’inverse se produise et que les candidats choisissent leurs électeurs.

D’Ouest en Est, par l’Atlantique

C’est une pratique très commune aux États-Unis et assez peu discutée en France, que le gerrymandering. Il s’agit en somme de la pratique qui consiste à découper les circonscriptions électorales pour avantager un groupe particulier, racial ou partisan. Si l’on en parle peu en France, c’est peut-être parce que la pratique d’un redécoupage régulier des circonscriptions n’existe pas dans notre pays. Aux États-Unis, tous les dix ans, les États sont tenus de redécouper leurs districts congressionels et législatifs (pour le Congrès et les législatures) en prenant en compte les évolutions démographiques de la décennie. Le processus est violemment partisan mais relativement transparent, permettant de rendre les citoyens plus attentifs et mieux renseignés sur la question du gerrymandering. Les Français semblent avoir une grande confiance dans leur système électoral pour les élections législatives. Si certains ont une préférence pour un scrutin proportionnel, peu de citoyens pointent du doigt la forme de nos circonscriptions ou le manque de transparence du processus de redécoupage. Pourtant, nos circonscriptions mériteraient un bon redécoupage ! 

Une meilleure représentation des unités géographiques ré-équilibrerait la carte de nos circonscriptions, réglant à la fois le problème des disparités démographiques et d’un découpage partisan des villes. Le cracking est l’une des principales difficultés de la carte actuelle, beaucoup de villes étant divisées en plus de circonscriptions que nécessaire donnant un avantage aux zones périurbaines et rurales en affaiblissant le nombre d’électeurs urbains contenus dans une circonscription. 

D’Ouest en Est : cap sur l’Aube

Prenons donc l’exemple de l’Aube (1). Ce département d’un peu plus de 300 000 habitants est doté de trois circonscriptions législatives. La ville de Troyes diffère grandement du reste du département, électoralement parlant. Lors de l’élection présidentielle de 2022, alors que Marine Le Pen a obtenu près d’un tiers des suffrages à l’échelle départementale, elle n’est arrivée qu’en troisième position à Troyes, avec moins d’un quart des suffrages. Choisir l’Aube comme exemple n’est pas anodin. C’est l’un des départements français illustrant le mieux la pratique du cracking, ou de la division d’une communauté liée par des points communs démographiques ou politiques tels que le vote, la religion, la race ou la langue, en plusieurs circonscriptions électorales pour limiter son influence électorale. Si nous parlons de « pouvoir électoral », c’est parce que la notion du vote est profondément enracinée dans l’essence des démocraties libérales. La participation électorale ou aux référendums est le principal outil à travers lequel les citoyens expriment leurs opinions et influencent le processus de production des normes. Pour autant, ce pouvoir n’a de valeur que si d’autres conditions d’une vie démocratique saine sont remplies, à savoir l’existence et le respect de certains droits fondamentaux, une nette séparation des pouvoirs ou encore la présence d’un état de droit. Il convient donc de dire que, si l’occasion nous est donnée de revendiquer des lignes électorales plus justes, c’est parce que les pré-conditions à une vie démocratique saine sont déjà suffisamment remplies en France. 

Revenons à notre exemple de l’Aube. Lors des élections législatives de 2022, les candidats du Rassemblement National sont parvenus au second tour dans l’ensemble des circonscriptions du département, en en remportant deux à l’issue du second tour. Comparons leurs résultats (2) dans leur circonscription et dans la portion de Troyes intégrée à cette dernière : 

  • – Jordan Guitton, candidat RN dans la 1ère circonscription, a obtenu 36,31% des voix dans sa circonscription et 27,19% à Troyes ;
  • – Angélique Ranc, candidate RN dans la 3ème circonscription, a obtenu 29,52% des voix dans sa circonscription et 20,08% à Troyes ;
  • – Evelyne Henry, candidate RN dans la 2ème circonscription, a obtenu 27,68% des voix dans sa circonscription et 20,29% à Troyes (3)

La singularité électorale de Troyes est rendue complètement insignifiante lors des élections législatives du fait du découpage des circonscriptions du département. Alors que la population de la ville est inférieure à celle de la population idéale d’une circonscription du département, Troyes est partagée parmi les trois circonscriptions de l’Aube. Les conséquences électorales sur le pouvoir électoral des Troyens sont importantes. 

Une bataille électorale : la guerre de Troyes

Ainsi, lors des élections législatives de 2022, 40% des inscrits à Troyes résidaient dans la 3ème circonscription, 33% dans la 2ème et 26% dans la 1ère, diluant le pouvoir électoral de ses habitants mais aussi des habitants des communes voisines, elles aussi votant différemment du reste du département et elles aussi étant divisées. Les Troyens ne représentaient que 19% des inscrits résidant dans la 3ème circonscription en 2022, 14% des inscrits de la 2ème et 13% des inscrits de la 1ère. Plutôt que de dessiner des circonscriptions permettant à Troyes de peser au moins 40% des inscrits dans une circo (et son agglomération plus de la moitié), il a été décidé de découper l’Aube en scindant en trois sa principale commune et son agglo, faussant ainsi partiellement le résultat des élections législatives suivant le découpage. Nous n’irons pas jusqu’à dire que la motivation de ce découpage était partisane. Les découpages de 1986 et de 1958 avaient déjà dessiné les circonscriptions de l’Aube de cette manière, le découpage de 2010 ne faisant que poursuivre cette tradition de nier le pouvoir électoral des Troyens. 

 

Si la pratique d’un découpage partisan, ou tout du moins biaisé des circonscriptions électorales est généralement associée aux États-Unis, il nous faut donc admettre que la France, elle aussi, possède des lignes électorales pour le moins imparfaites. Le processus de découpage n’est ni régulier, ni régulé ; ni transparent. La dissolution du pouvoir des habitants des villes n’est d’ailleurs pas qu’une spécialité de l’Aube mais peut être retrouvée dans un certain nombre de départements. La France pourrait avoir besoin de nouvelles lignes électorales. Les écarts démographiques se creusent entre les circonscriptions et les lignes actuelles doivent de toute manière être changées, c’est donc l’occasion de mettre au point un système plus moderne de redécoupage. Brouiller les contours flous de ce qui s’apparente à une illusion démocratique, voilà qui pourrait sembler en soi-même une illusion, somme toute, pour qui cherche à éclaircir, dans l’Aube comme ailleurs, des problématiques comme celle-ci.

Guélan ZAOUR

Illustration : Céèf

(1) : Département français, auquel l’INSEE et la Poste attribuent le numéro 10, avec Troyes pour préfecture. Il s’agissait de la seconde plus grande ville de la région Champagne-Ardenne en population, derrière Reims, avant le redécoupage régional de 2015 et la fusion de cette ancienne région dans la nouvelle région Grand-Est, avec la ville alsacienne de Strasbourg pour nouvelle préfecture régionale (la précédente en Champagne-Ardenne étant alors Châlons-en-Champagne, dans la Marne (51), quatrième ville principale de cette ancienne région.

(2) : L’ensemble de ces données se trouve consigné sur le site du Ministère de l’Intérieur. Voir https://www.archives-resultats-elections.interieur.gouv.fr/

(3) : Battue au second tour face à la candidate LR Valérie Bazin-Malgras, à quelque 4000 voix d’écart.

Laisser un commentaire