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La situationship ou trouble amoureux d’une nouvelle génération

S’agit-il de renoncer à faire un choix, choix qu’il s’agit de subir ? S’agit-il d’une incapacité à projeter une relation dans un futur qui, consumériste et écocide, inquiète de plus en plus ? S’agit-il de rejeter l’engagement, le statut du couple, et de se plonger dans une ambiguïté dévorante, floue, mal interprétée ? S’agit-il d’un mal-être générationnel, ou s’agit-il tout simplement de la fin de l’amour ?

 

« Mes premières relations répétaient toujours le même schéma : je m’attachais très vite, je devenais insupportable puis je me faisais ghoster » nous confie Adèle (tous les témoins ont demandé à rester anonymes). Cette histoire, c’est celle qui se généralise de plus en plus au sein de toute une génération : des surnoms affectifs, des gestes attentionnés, des dates au cinéma, des conversations sur des sujets intimes… un panel d’activités similaires à celles que pourraient faire un couple mais qui ne se définit pourtant pas comme tel.

Comment qualifier cette relation semi-amoureuse ambiguë qui rejette toutefois le statut du couple ? Ce sont les réseaux sociaux qui ont permis de la nommer comme « situationship », néologisme qui révèle bel et bien l’incertitude intrinsèque de ce type de relation contemporaine. Fusion du terme situation et relationship – soit « relation » en anglais –, la situationship désigne une relation intime sans étiquette, devenant alors un interstice, une zone grise entre le flirt et le couple qui peut s’éterniser… En effet, auparavant cette relation floue n’existait pas comme telle ou, du moins, n’a jamais été considérée et analysée comme un type de relation possible. Sur TikTok, le hashtag cumule plus de 6,9 milliards de vues : une expérience qui semble presque universelle chez les jeunes célibataires.

Qu’est-ce qui peut expliquer l’émergence d’un tel « flou artistique » dans nos relations ? Aussi, la cette tendance sociale indéfinissable, qui varie au gré des personnes, n’est-elle pas la traduction d’un problème générationnel, d’un manque ou d’une crainte profonde ? Peut-on valoriser les situationships comme telles, en tirer des bénéfices ou est-ce nuisible sur le long terme ? Choisit-on cette non-relation ou la subit-on ? 

Une volonté de liberté, d’indépendance et de fluidité au sein des relations

Les situationships paraissent être une forme de rejet de l’engagement : il s’agit d’une relation similaire en tout point à celle du couple sans pour autant s’engager. Thomas disait vouloir une « relation sans prise de tête », vivre la relation au présent et ne pas vouloir se projeter dans l’avenir. « Je ne cherche pas seulement un plan cul mais des relations humaines », témoigne Romain. Souvent, l’excuse d’une ancienne relation passée négative est utilisée, on peut penser à l’évocation récurrente d’un.e « ex toxique ». 

Cette recherche de relation fluide et « sans prise de tête » est la traduction sociale d’une « modernité liquide », concept développé par le sociologue Zygmunt Bauman dans son essai Amour liquide (Hachette, 2010). L’une des conséquences de notre société mondialisée qui prône la surconsommation est la fragilité des relations humaines qui tendent à devenir plus flexibles que pérennes. Rejet de la surprise et de tout projet s’inscrivant dans la durée, la situationship est l’incarnation même de cette volonté d’éphémère et d’indépendance. Ce phénomène ne devient alors que le simple reflet de cette sociabilité liquide caractérisée par la liberté et, par conséquent, l’incertitude et la précarité des liens sociaux.  

Mais cette quête de liberté au sein des relations serait, selon la sociologue Eva Illouz, due au capitalisme et à la philosophie libérale qui en découle : qualifié de « relations négatives » dans son essai Fin de l’amour. Désarroi contemporain (Seuil, 2020), les situationships insufflent une injonction au bonheur et nous pousse alors à rejeter toute forme d’engagement qui soit, proscrivant le carcan du couple. Ainsi, dans le monde de l’amour contemporain, l’envie suprême de liberté et d’autonomie n’est que l’expression de l’individualisme – la sociologue évoque même la « pathologie de l’individualisme ». Cet avènement de la société individualiste révèle l’hypertrophie des égos qui refusent de trouver des compromis dans leurs relations, de s’engager sur la durée et donc de s’investir d’une relation ; d’où l’arrivée imminente des situationships comme résultant de ce désir libéral et de cette idéologie du choix individuel.

La traduction d’un problème communicationnel

La difficulté principale au sein des situationships réside dans la communication floue : trop souvent, les termes ne sont pas édictés, un membre s’est plus attaché à l’autre menant à une relation asymétrique. Dire ou ne pas dire, l’un des dilemmes induits par cette relation sans étiquette. 

Camille et Thomas n’ont jamais réellement discuté des termes de leur relation ou des attentes qu’ils avaient : leur situationship a duré pendant presque deux mois, accumulant dates, moments d’intimité et conversations personnelles, mais les sujets sensibles tels que l’exclusivité, les projets à venir et le futur de la relation n’ont jamais été évoqués. Une relation « sans prise de tête » qui devient en réalité un casse-tête pour Camille, qui tente d’interpréter constamment les signaux brouillés que lui envoie Thomas. Les codes d’interactions ne sont pas clairs, la maladresse règne ; il faut montrer des signes d’affection, être attentionné envers l’autre, sans pour autant paraître épris d’un sentiment amoureux honteux.  

« J’avais peur que ce ne soit pas réciproque », nous confie Camille. Cette peur de la vulnérabilité, ces non-dits et ces tâtonnements sont révélateurs d’une génération marquée par l’incertitude constante. Selon Eva Illouz, l’avènement de l’individualité et de ce qu’elle nomme comme l’ « hypersubjectivité » – c’est-à-dire « un hyper-sujet, un sujet défini par ses besoins et ses désirs, ainsi que par des pratiques visant à les satisfaire » – entraîne une « incertitude ontologique », une incertitude quant à la nature même du moi, de la valeur de la personne. Ce flou pervers, cet état vaporeux contamine, va au-delà de simplement la situationship, pour venir ébranler notre valeur et notre perception de nous-mêmes : de la valorisation des relations sociales découle une dévalorisation, principalement chez les femmes, dû au marché économique et sexuel contemporain. C’est l’expérience telle qu’elle est décrite par Camille, étudiante de 21 ans qui se décrit comme ayant des problèmes d’attachement : « J’avais mal mais on me conseillait de moins me plaindre, de moins en demander, de toujours donner la performance et de jamais rien attendre de l’autre ».

Silence, non-dits et communication bancale comme source d’une profonde incertitude contemporaine dans laquelle de moins en moins de jeunes parviennent à se projeter dans le futur – entre avènements de partis extrémistes, multiplication de guerres, pandémies et éco-anxiété – amène l’autre et soi à en pâtir.

Des relations destructrices ?

Il semble légitime de se demander l’impact des situationships chez ceux qui la pratiquent. Nombreux sont ceux qui la perçoivent comme l’étape transitoire avant le couple : « Je n’ai jamais vraiment vécu les situationships comme quelque chose d’anormal ; au contraire, c’était une normalité dans laquelle je me suis forcée coûte que coûte à y rentrer », explique Camille. Ce tandem de l’entre-deux sonne presque comme un moment incontournable dans l’expérience du célibat, moment privilégié qui permet de mieux connaître l’autre, de créer une certaine intimité sans subir de pression ou de responsabilité avant de décider de s’engager ou non. 

De véritables et sincères amitiés naissent parfois à la suite de cette expérience non conventionnelle : « Je suis devenue amie avec la personne car l’on a pu développer un lien affectif fort », nous raconte Elodie. Son cadre ambigu amène parfois ces relations à prendre une tout autre tournure : les liens affectifs sont conservés mais, les perspectives n’étant pas concomitantes, la relation évolue, passant de l’intime à l’amical – sans pour autant se défaire d’une forme d’ambiguïté. 

Or c’est bel et bien la non-perspective d’évolution qui nous amène à en souffrir : la situationship tend parfois à s’éterniser indéfiniment ou bien à s’achever précipitamment. Plus intenses, plus angoissantes et plus inconstantes par leur flou intrinsèque, l’impossibilité même de toute projection dans le futur est source de frustration. Il est parfois plus difficile de se remettre d’une situationship de quelques semaines que d’une relation d’un an, imaginer ce qu’aurait pu être la relation fait davantage souffrir que de penser à ce qui a été – même si la souffrance est réelle. Les possibles sont non-explorés, ce goût amer de non-finitude demeure lorsque s’achève une situationship. Selon Elodie, « ceux qui souffrent le plus sont ceux qui l’acceptent même si ce n’est pas leur volonté première que de rien avoir avec la personne » : construire une intimité, les prémisses d’une relation qui n’aboutira pas, amène de la souffrance. Camille et Thomas ont cessé de se voir suite au manque d’investissement de Thomas qui est arrivé prématurément et de façon « inexpliquée », six semaines après avoir commencé à se fréquenter. « J’ai tenté d’oublier la peine de cette pseudo rupture en datant à nouveau », avoue Camille.

Peut-on parler d’amour dans ces nouvelles formes de relations ? L’impossibilité de tisser des liens solides et amoureux n’est-il pas source d’insatisfaction ou, au contraire, n’y a-t-il pas une forme de complaisance à multiplier des relations sans attache ? Ces « relations négatives » que sont les situationships relèvent d’un non-choix qui consiste à ajuster ses préférences en cours de route, à ne s’engager nullement dans une relation amoureuse – cela est symptomatique de notre génération et ne se limite pas aux relations amoureuses, ne souhaitant plus s’engager dans des entreprises ou des structures sur la durée et accumulant des contrats de courte durée par exemple. 

Paradoxales, les situationships produisent plaisir et douleur, elles sont pratiquées en dépit de la perte ou de la souffrance qu’elles provoquent. Traduction d’un mal-être générationnel et d’une nouvelle ère de liberté personnelle, ce non-amour n’est pas sans violence. Pour s’épargner cette souffrance, Adèle explique que « même si je crois que je n’en suis pas encore sortie, j’ai intégré les codes de la situationship sans jamais remettre en question, je les comprends parfaitement. Je m’en suis juste éloignée car je suis désormais en couple… ». 

Mélina Tornor 

Illustration : Mila Ferraris 

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