La fabrique du Temple : la conquête symbolique de Jérusalem par les Templiers

Le Temple est un mot fort, aux nombreuses connotations, et son usage avec un « T » majuscule pour désigner un Temple unique, irremplaçable et qui sert de référence à tout autre temple avec un « t » minuscule, renvoie inévitablement à Jérusalem et aux Templiers, tant ces derniers se sont appropriés le substantif : Ordre du Temple, Règle du Temple, Chevaliers du Temple, ou simplement le Temple.

Cette mainmise s’est faite par manipulations et glissements successifs. D’abord le templum désigne étymologiquement un espace (tout comme tempus), ici spécifique et divin. Le choix de son emplacement et son contrôle sont donc des enjeux forts. D’autre part la notion de Temple unique est très liée à celle de monothéisme, et voici que Jérusalem apparaît : le roi Salomon établit un Temple, un lieu unique pour accéder au Dieu unique, sur le mont Moriah de Jérusalem, qui devient l’Esplanade du Temple de Salomon. Celui-ci est détruit par Nabuchodonosor II, reconstruit peu après, agrandi par Hérode, détruit par les Romains. Le lieu est laissé désert par les chrétiens qui privilégient l’autre colline de Jérusalem, celle du Calvaire avec le tombeau du Christ et le Saint-Sépulcre construit par Constantin. Ce sont les califes Omeyyades qui réinvestissent le lieu en y bâtissant deux mosquées (Dôme du Rocher et Al-Aqsa), pour rivaliser avec le Saint-Sépulcre, et faire de Jérusalem un nouveau centre face à La Mecque et Constantinople (tenues alors par leurs ennemis) : le mont Moriah devient l’Esplanade des Mosquées.

Les croisés se réapproprient le lieu après leur conquête de Jérusalem, et considèrent que le Dôme du Rocher se situe à l’emplacement du Temple de Salomon, et Al-Aqsa sur le palais de Salomon. Mais ce sont bien les Templiers qui vont faire connaître le lieu et forger un symbole. Les Templiers en ont besoin pour exister…et les États Latins d’Orient ont besoin d’eux. 

Jérusalem connaît une grande effervescence religieuse après sa conquête chrétienne, avec diverses communautés, chacune basée dans un lieu prestigieux : les chanoines du Saint-Sépulcre, les Hospitaliers de Saint-Jean (dans un Hôpital dont ils attribuent la fondation à saint Jean-Baptiste), et les chanoines desservant le Dôme du Rocher, rebaptisé Temple du Seigneur (Templum Domini). Les futurs Templiers sont alors seulement des chevaliers au service des chanoines du Saint-Sépulcre, et sont nourris par les Hospitaliers. Mais ils décident de former une communauté religieuse indépendante, tout en poursuivant leur activité guerrière de protection des pèlerins, et font sécession. L’aventure aurait tourné court, faute de moyens, sans l’appui du roi de Jérusalem Baudoin II, qui comprend vite l’intérêt d’une chevalerie religieuse (pour faire contrepoids à ses chevaliers laïcs qui montrent des velléités d’indépendance, et pour renforcer le front chrétien après la défaite du Champ du Sang). Il fait accepter l’idée au clergé local, et donne aux Templiers son palais, installé…dans Al-Aqsa, sur l’emplacement du palais de Salomon. Les Templiers s’approprient matériellement le palais de Salomon, et symboliquement le Temple de Salomon, par un premier glissement : si les chanoines du Temple du Seigneur desservant le Dôme du Rocher en sont les vrais détenteurs, les Templiers prennent tout de même le nom de « pauvres chevaliers du Christ et du Temple de Salomon » en 1120. Oui, les chanoines auraient dû faire un procès pour violation de la propriété intellectuelle…trop tard.

Ainsi cette communauté de chevaliers religieux se démarque localement, et parvient à exister grâce à ce nom du Temple de Salomon. Mais il reste à justifier leur existence, et à percer en obtenant des dons. Pour cela il faut que la communauté soit reconnue par le pape et la Chrétienté, et le nom du Temple va encore les aider…ainsi que le roi de Jérusalem.

Baudoin II presse le pape d’approuver la communauté, et après l’échec de plusieurs émissaires, il soutient en 1127 le maître de la communauté, Hugues de Payns, pour l’envoyer en tournée en Occident, avec deux missions : obtenir la création d’un ordre templier, et ramener de nombreuses recrues (templiers et simples croisés) pour une grande offensive contre Damas. Hugues de Payns récolte effectivement des dons et des soutiens, y compris celui de Bernard de Clairvaux. Ce dernier fut difficile à convaincre, car il considère, comme nombre de clercs alors, que l’on donne trop d’importance aux lieux saints, et que la Jérusalem terrestre vaut moins que la Jérusalem céleste. Or celle-ci s’atteint non par le pèlerinage, mais par la conversion, en des lieux de prière comme…Clairvaux. Pourquoi donc défendre ces lieux saints inutiles ? Mais Bernard de Clairvaux voit finalement l’opportunité d’assagir les chevaliers laïcs en leur proposant un nouveau modèle de sainteté, compatible avec leur fonction militaire. Il argumente en faveur des templiers, en s’appuyant…sur l’importance des lieux saints, qui retrouvent grâce à ses yeux ! Il insiste sur la localisation des Templiers dans le Temple de Salomon, même si cela est faux, et les proclame protecteurs de l’ensemble des lieux saints, de « l’héritage du Christ ». Les Templiers sont donc irremplaçables puisque leur mission est unique : protéger des lieux uniques. Le concile de Troyes de 1129 consacre le deuxième glissement de sens : après le passage du palais au Temple de Salomon, on passe des chevaliers du Temple de Salomon aux templiers du « Temple », puisque le concile parle de « règle du Temple » et de « Templiers ». L’exagération ultime est atteinte lorsque les privilèges du pape de 1139 les nomment « défenseurs de l’Église », une Église triomphante trop heureuse de mobiliser encore davantage les laïcs dans l’effort de guerre des croisades, et dans une nouvelle structure religieuse.

Le besoin de se démarquer et de percer des Templiers a donc rencontré les intérêts du roi de Jérusalem et de l’Église, qui ont tous mis l’accent sur l’importance du Temple comme identité et comme image de marque. Véritable argument de vente, l’aura du Temple et des lieux saints, présentés comme un élément unifié (selon le degré de confusion plus ou moins volontaire des discours), attire de nombreux dons et recrues. Les Templiers scellent littéralement cette alliance entre le lieu et leur communauté : le sceau du maître de l’ordre représente la coupole du dôme du Rocher (qu’il ne possède pas !), assimilé au Temple de Salomon, et le sceau lui-même est appelé « tube », déformation de « kuba » signifiant « coupole ». Cette image puissante marque les esprits, notamment ceux des premiers francs-maçons qui prêtent aux croisés puis aux Templiers la redécouverte et la transmission de la sagesse de Salomon…une transmission secrète bien sûr, puisque l’ordre du Temple est dissout dès 1312, mais l’ordre aurait survécu. Cela est vrai au moins dans les fantasmes, et dans la nuance de mystère que garde toujours le mot « Temple » ! 

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