« We accomplish what others cannot accomplish and go where others cannot go ». Voilà une affirmation dont se targue le site officiel de la Central Intelligence Agency, jouant sur une image pop culture créée au fil de ses opérations secrètes. Images qui font de ce service américain l’un des plus fantasmés au monde. Cet autoportrait, lisse et héroïque, nous pouvons le retrouver à travers son site. Des couleurs neutres mais tranchantes, le noir et le blanc dominent. L’opacité, que reflète la sobriété du site, est également une pièce maîtresse de l’identité de la CIA.
Elyse Beasse – Cet article a été publié dans le numéro 40 du journal intitulé « Scandales » – décembre 2022
Illustration – Mila Ferraris
Le secret est l’essence même des services de renseignements, qui entoure tant son organisation que ses activités. Dans le cadre d’un service de renseignement sous l’impulsion de l’Etat, le secret caractérise une information hautement confidentielle, se traitant en sous-main au motif d’assurer la sécurité. Elle recouvre ainsi une information jugée compromettante, pouvant être utilisée par un adversaire comme un moyen de pression et de contrôle. Le secret servirait à protéger les intérêts de l’Etat, même en démocratie. Le secret serait synonyme de sécurité d’Etat. Toutefois, quelle limite établir entre le secret visant d’une part à la sécurité et à protéger les intérêts d’un Etat, et de l’autre, le secret opaque comme barrière intrinsèque à la démocratie ?
La révélation du secret est la genèse même du scandale, synonyme de désordre par l’indignation générale qu’il provoque. Peu de scandales illustrent ce constat comme l’affaire Snowden, dont la résonance mondiale continue à faire couler l’encre.
Originaire de Caroline du Nord, Edward Joseph Snowden est un informaticien désormais américano-russe. Engagé dans l’armée à l’âge de 21 ans, il est finalement recruté par la CIA et envoyé à Genève, en Suisse, où il est chargé de la mise en réseau de tous les systèmes informatiques clandestins de la CIA en Europe. Puis, il travaille pour la National Security Agency (NSA), chargée de la sécurité des systèmes d’information du gouvernement américain. Selon Le Monde, « il réalise que la NSA a mis en place, à l’abri de tout véritable contrôle démocratique, un appareil de surveillance massif et tentaculaire, qui n’épargne aucun recoin d’internet ni les citoyens ». C’est ainsi qu’il rend public le 6 juin 2013, par l’intermédiaire de la presse britannique, des informations hautement confidentielles de la NSA. Il révèle à Glenn Greenwald, journaliste pour The Guardian, la captation des données de connexion et des appels téléphoniques par la NSA. Il témoigne ainsi du système d’écoute mis en place par les gouvernements américain sur Internet à travers des programmes de surveillance, tels que PRISM ou encore XKeyscore, Boundless Informant et Bullrun. Le gouvernement britannique a coopéré avec la NSA afin de développer son propre système de surveillance à travers les programmes Tempora, Muscular ou encore Optic Nerve. E. Snowden appuie ces révélations en fournissant les archives de la NSA, publiées par The Guardian.
Il dévoile que la NSA a mis sur écoute de nombreux dirigeants étrangers ou encore collecté de nombreuses données sur les citoyens états-uniens. Depuis 2007, la CIA et la NSA, sous couvert de l’argument de la lutte antiterroriste, ont créé un système d’espionnage d’envergure mondiale. Toutes les informations transitant par Google, Facebook, Microsoft et Apple peuvent être interceptées par ces agences, qui en récoltent un maximum afin de trier celles pouvant servir à leurs enquêtes. L’informaticien affirme par exemple que ces services, dans le but de collecter davantage de données, piratent les liaisons entre les centres de données Google, ou encore influencent la création de certains algorithmes de chiffrement.
PRISM est un programme de surveillance électronique de la NSA, créé en 2007 sous l’autorisation du Protect America Act of 2007. Adopté sous la présidence G. W Bush et le FISCA Amendement Act of 2008, il permet la collecte d’informations à partir d’Internet, ciblant tant les citoyens américains que les personnes habitant hors des Etats-Unis. Ce type de programme a la capacité de capter la plupart des échanges cryptés permettant ainsi d’intercepter des données de connexions, de mettre sur écoute les conversations téléphoniques ou encore d’accéder aux emails. Ces amendements permettent aux agences de renseignements de surveiller pour une durée maximale d’une semaine une personne en dehors des Etats-Unis, par l’écoute de ses appels téléphoniques ou encore en épluchant ses courriels. Tout cela sans l’autorisation du tribunal. C’est ainsi que par PRISM, la NSA peut mettre sur écoute n’importe qui. Toutefois, afin de justifier les actions et de dédouaner la NSA des accusations de Snowden, James Robert Clappers, directeur du renseignement national au moment des faits, affirme que PRISM ne peut pas servir à cibler de façon intentionnelle un Américain ou toute personne hors du sol étasunien. Mais les dégâts sont déjà faits. Edward Snowden est à l’origine d’une des plus grosses fuites d’archives dans l’histoire des services secrets.
Les conséquences de ce scandale d’envergure internationale sont majeures, avec d’une part la fragilisation de la position des Etats-Unis et d’autre part le discrédit de ses services de renseignements. Ainsi, une mission d’inspection a qualifié ce programme d’anticonstitutionnel. Obama, président des Etats-Unis lors de l’éclatement de cette affaire, a dû mettre en place une réévaluation des programmes de la NSA. Ces révélations laissent place à un désordre diplomatique d’ampleur considérable : les alliés des Etats-Unis sont sidérés des pratiques d’espionnage mises en place à leur égard. Le journal allemand Spiegel affirme que la NSA aurait classé l’Allemagne comme un « partenaire de troisième classe ». La France est aussi concernée. Enfin, toujours selon le Spiegel, la Grande-Bretagne, membre de l’Union européenne à cette période, aurait été épargnée par ces pratiques. De plus, The Guardian soutient que les ambassades de France, d’Italie et de Grèce à Washington ainsi que leurs délégations à l’ONU font partie des cibles majeures de la NSA. Ces révélations suscitent de nombreuses réactions, entre indignation et réprobation, de la part des membres de l’Union européenne. L’ancienne commissaire européenne à la justice, Viviane Reding, affirme qu’il est impossible de négocier sur un grand marché transatlantique s’il n’y a pas une confiance solide et mutuelle entre les partenaires. Martin Schulz, président du Parlement européen lors de cette affaire, affirme que « (…) si ces allégations sont avérées, ce serait un problème extrêmement grave qui nuirait considérablement aux relations entre les Etats-Unis et l’Union européenne ». Par ces systèmes de surveillance, ces services secrets ont violé la Convention de Vienne instituée en 1969 qui codifie l’inviolabilité des ambassades. Heiko Maas, ministre de la Justice allemande en 2013, relevait que les méthodes de la NSA étaient les mêmes que celles « utilisées par nos ennemis pendant la guerre froide ».
Par l’action de Snowden, une partie des opérations de la NSA sont dévoilées au grand jour. Toutefois, le fonctionnement de l’agence reste opaque. En 2013, le budget de la NSA est colossal, s’élevant à 10 milliards de dollars. La NSA se dessine donc comme une agence secrète spécialisée dans le décryptage de données informatiques, disposant d’importants moyens. Cependant, les révélations faites par l’un de ses anciens agents discréditent son image sur la scène internationale, mettent au jour une faille dans son système. Si l’expertise américaine en matière de renseignement constitue un avantage sur d’autres pays, cette dernière n’a pas pu empêcher une vague de réprobation à l’encontre des Etats-Unis.
Désormais, Edward Snowden constitue à lui seul un enjeu diplomatique. Il se réfugie tout d’abord en 2013 à Hong-Kong, puis à Moscou. Sa demande d’asile est rejetée par la France. Finalement, en septembre 2022, Edward Snowden obtient la nationalité russe. L’image de traître que les services de renseignements américains lui donnent n’en n’est que consolidée, Snowden en a conscience. En 2013, il confie au Washington Post : “Vous ne pouvez pas vous attaquer impunément aux services de renseignements les plus puissants au monde sans accepter les risques”. Position qu’il assume toujours sur son compte Twitter: « I used to work for the government. Now I work for the public ».