Pasolini et le Christ : quelle place pour le scandale ?

 

Louis Caillat – Article initialement paru dans le n°40 « Scandales » – décembre 2022

 

Comme un goût amer dans la bouche. Je suis scandalisé. Comment ne pas l’être devant le tissu d’atrocités que vient de débobiner ce vieil Italien réac des années 60 dans le documentaire de Pasolini ? Ses petits copains avaient déjà acquis un certain niveau : « Face à ces choses-là, je ne ressens que de l’horreur et du dégoût. Quand ces choses se produisent, qu’elles soient réprimées sévèrement », « il faut éviter à la jeunesse certains vices et certains penchants anormaux », « je ressens une certaine répulsion instinctive quand je sens que ces choses-là existent ». Mais ledit calvitieux au nez en forme de bec d’aigle transcende sans équivoque les limites de la bêtise homophobe. Son sujet d’indignation ? Tout simplement « tout ce qui sort de la normalité ». Après avoir déballé une belle ribambelle d’horreurs sur le dégoût et le mépris qu’il ressent pour ces bêtes subversives que sont les homosexuels, cet honorable père de famille conclut de la plus belle des manières en affirmant que la sexualité doit rester uniquement au service de la reproduction et de « la glorification de la famille et de l’espèce ». Specie. « L’espèce ». Admirable vision du monde et du rapport entre les êtres qui n’eût pas été désavouée par Mussolini lui-même.

Je suis donc scandalisé, par tant de bêtise, d’intolérance, de refus éhonté de l’autre. Trois hommes, blancs, quinquagénaires, et qui du fond des sièges confortables d’un train de première classe, balancent à la gueule d’un journaliste homosexuel les pires insanités sur sa propre « différence ». Le comportement du cinéaste m’impressionne d’ailleurs, il joue avec son public, les provoque en quelque sorte, il prête le flanc à leurs invectives sans qu’eux-mêmes ne sachent à qui ils ont affaire : un homme sulfureux, déjà poursuivi à plusieurs reprises pour obscénité, communiste, pourfendeur sans trêve de la médiocrité hypocrite des petits-bourgeois, et chez qui le pire reste à venir, Théorème, Salo ou les 120 journées de Sodome, les Écrits corsaires… Et déjà en 1964, ce documentaire, Enquête sur la sexualité, qui vise à démystifier l’un des tabous principaux de la société italienne. Mais je ne vois pas dans l’interviewer taquin de l’Enquête un grand révolté ; encore une fois, il s’amuse avec ses interlocuteurs, se moque très subtilement d’eux en l’occurrence, les pousse au paroxysme de leurs préjugés. Je ne le vois pas se scandaliser. Plus étonné encore suis-je, moi le jeune indigné, devant le dialogue qui suit cette séquence d’une violence symbolique particulièrement forte, et que Pasolini a réussi à transformer en jeu léger. Le réalisateur est filmé à table avec ses amis, l’écrivain Alberto Moravia et le psychanalyste Cesare Musatti, avec en fond un superbe paysage toscan. Il pose en tout simplicité cette question à son ami : « Je reviens d’un monde où l’on se scandalise. Et toi, Moravia, tu te scandalises ? » Et Moravia de lui répondre, très flegmatiquement, se grattant le coin de l’œil : « Non, jamais. » Je me dis alors : bon, d’accord, Moravia ne se scandalise jamais au sens où le vieux réac se scandalise, en revanche il peut s’indigner comme moi je m’indigne, de la bêtise de telles personnes par exemple. Et là, souffle coupé une deuxième fois : « En fait, je te dirais que ce qui me scandalise c’est la stupidité, mais ça n’est pas vrai non plus. » Moravia se met alors à opposer le scandale et l’indignation, à la compréhension, « ce que l’on comprend ne nous scandalise pas ». « Au pire on se réfère à un juge. Le juge est légitime, pas le scandale. » Très bien, monsieur le sage, une bonne leçon pour les jeunes chiens fous de la protestation sociale : calmez-vous, se scandaliser c’est bon pour les conservateurs qui détestent le moindre écart à une norme – établie par eux-mêmes, soit dit en passant. Préférer le juge au tribunal arbitraire de l’affectivité subjective. Musatti et Moravia insistent dans leur réponse à Pasolini sur l’aspect réactif du scandale : « Celui qui se scandalise est celui qui voit quelque chose de différent de lui, et en même temps, qui le menace, soit physiquement, soit dans la représentation que cette personne se fait d’elle-même. » « Le scandale, au fond, est une peur primitive de perdre sa personnalité. » On a l’impression que les deux intellectuels ont presque de la pitié pour les victimes de forces réactionnaires, puisque celles-ci ne font que se protéger face à des tendances étrangères, méconnues, qu’elles ne comprennent pas ; vérité anthropologique éternelle sur les sources de la xénophobie en son sens le plus large et fondamental, peur de l’altérité qui remet en cause notre propre identité. Le même et l’autre.

J’en étais donc là de mes analyses, tout occupé à prendre ma claque de sagesse mi- antique, mi-terriblement contemporaine, quand une nouvelle phrase de Moravia m’a interpellé, plus négativement cette fois-ci. « Par exemple… Les hommes profondément croyants ne s’indignent jamais. Le Christ ne se serait jamais indigné. Les Pharisiens, eux, se sont indignés. » Le romancier signifie par là que, à l’inverse des Pharisiens, équivalents bibliques de la bourgeoisie hypocrite de l’Italie des années 60, Jésus Christ est au-dessus de ces cris d’orfraie et de cette société du spectacle, que les vrais croyants, les vrais chrétiens, ceux qui veulent imiter le Dieu fait homme doivent se préserver du scandale. On retrouve au fond l’essentiel de Saint Paul sur ce sujet : « Il est bien de […] s’abstenir de ce qui peut être pour ton frère une occasion de chute, de scandale ou de faiblesse. » (Romains 14,21) ou encore l’évangile de Saint Matthieu (Matthieu 18,7) : « Malheur au monde à cause des scandales ! Car il est nécessaire qu’il arrive des scandales ; mais malheur à l’homme par qui le scandale arrive ! ». Le sage, et pour les chrétiens le saint, est celui qui se tient bien loin des scandales, et le Christ ne saurait ni provoquer de scandale, ni se scandaliser, là où au contraire les Pharisiens seraient d’avides lecteurs de la presse people de l’époque.

Mais, mon cher Moravia, connais-tu Matthieu 21, 12-17 ? Voilà bien un moment où Jésus se scandalise, est scandalisé en toute authenticité. Il s’agit du moment où le Christ entre dans le temple de Jérusalem et y trouve divers marchands, agents de change et vendeurs de pigeons ; ce qui le fait entrer dans une colère noire. On observe alors l’une des rares scènes où le Christ fait preuve d’une certaine violence : les tables valsent et les esclaves de l’argent, dans la version de Jean, sont chassés à grands coups de fouet sans aucune vergogne. En accomplissant un tel geste, il me semble que Jésus retrouve le sens originaire du mot « scandale ». Σκάνδαλον, la pierre d’achoppement, c’est ce piège placé sur la route pour faire trébucher quelqu’un. Un piège, une occasion de chute – de péché, dirait un chrétien – mais aussi, corrélativement, l’occasion d’un sursaut, d’un réveil, d’un surgissement sur un chemin trop plane, trop évident. L’occasion d’un écart, d’une remise en question, d’une distance salutaire. Voilà que soudain, sous la force du scandale, les masques tombent, la réalité du réflexe xénophobe se montre, le remplacement de la prière par le commerce apparaît en pleine lumière. Le scandale est alors le levier d’un éclaircissement, d’une mise à nu, et les idoles en prennent pour leur grade. Là-dessus encore, Pasolini semble avoir un coup d’avance sur nous. Lui-même se scandalisera toute sa vie : scandale du fascisme, scandale du consumérisme, scandale de l’hypocrisie du scandale. Pasolini en quelque sorte oppose le scandale révolutionnaire au scandale réactionnaire. La ligne de partage est très fine, et là résident sans doute les incompréhensions dont son œuvre a souvent fait l’objet, notamment aujourd’hui où il est récupéré par les factions conservatrices. Il devient alors nécessaire de distinguer. L’Enquête sur la sexualité donne matière à distinction, notamment sur la dernière séquence d’entretiens. Celle-ci concerne la loi Merlin de 1958 qui, en Italie, décide de la fermeture des maisons closes et met conséquemment les prostituées dans la rue. Milanais, Napolitains, Siciliens, tous se scandalisent alors. Mais l’achoppement opère précisément à cet endroit : il faut savoir pourquoi ils se scandalisent, quelle est leur direction, vers quelle ligne de fuite – vie ou mort – est orienté leur scandale. Certains sont scandalisés par la présence de « filles de mauvaise vie » au milieu de leur quotidien : réaction, condamnation, ligne de mort. Mais d’autres – et à vrai dire, une large majorité des gens interrogés par Pasolini, se scandalisent des conditions de travail et d’existence de ces femmes jetées à la rue dans la misère : révolte, compréhension, ligne de vie. Ligne critique, ligne féconde. N’en déplaise à Moravia, on se détache ici aussi bien d’un scandale purement réactif, celui d’une société du spectacle où le frisson transgressif tout à la fois horrifie et émoustille, que d’un irénisme « sage » où le scandale ne serait bon que pour les méchants réactionnaires inempathiques. Nous affirmons ici une perspective vive du scandale, où celui-ci n’est pas tant une révolte qu’une volte, le jour où l’on s’éveille et où devient éminemment claire le mantra suivant : « cela n’est plus possible ». Comme le Christ à Jérusalem, que Pasolini saura justement représenter dans son film L’Evangile selon Saint Matthieu, tourné (coïncidence ?) en 1964. 

 

Louis Caillat

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