Du silencieux atoll de Clipperton aux disputés récifs de la mer de Chine du Sud, les terra nullius des mers font l’objet de toutes les convoitises, à l’heure de l’exploitation des fonds marins et de l’affirmation militaire de puissances émergentes. Comment posséder une mer ? En possédant ses îles. Mais est-il jamais possible de posséder une mer ? A l’impossible, nul État ne semble tenu.
Un article publié dans le numéro 41 « Incertitudes » du journal La Gazelle.
« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire « Ceci est à moi », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile ». Cette amorce de Rousseau au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes peut être mise en perspective – hérétique – avec les îles. Entre le XVème et le XIXème siècle, les Européens n’ont eu de cesse que de dire « cette île est à moi ».
Il n’est pas besoin d’enclore pour posséder une île
Si certaines de ces îles se révélaient finalement continents, peu importait : leur apparente virginité était faite pour épouser le sceau forcé de toute une civilisation qui, hagarde de son propre fardeau de misère, de violence et de querelles religieuses, ne trouvait rien de mieux que de le multiplier partout par l’entremise d’une transe génocidaire et anti-millénariste.
Si ces terres n’étaient évidemment pas exemptes de violences, elles étaient vierges à tout le moins d’un concept : celui de la propriété. Qui possède ces terres esseulées ? A qui peut appartenir Clipperton, cet atoll français à mille lieues de la côte mexicaine troublé par la seule assurance goguenarde des oiseaux ? Qui possède les récifs rêches des Spratleys et des Paracels dont la sécheresse étudiée fracasse l’impassible mer de Chine du Sud ? Ces questions de propriété n’ont de sens que pour ceux qui les prononcent.
Dans les îles habitées, les autochtones furent naturellement exclus de toute forme de diplomatie : ne parlant pas la même langue, ils n’ont plus eu qu’à subir la violence spoliatrice de ces empires en quête de nouveaux confettis aux confins des Amériques. Celui qui peut dire « cette île est à moi » ne le peut que parce que personne d’autre ne peut le dire. Personne d’autre, ni quoi que ce soit. Les îles désertes et autres atolls échoués d’eux-mêmes au milieu de mers encore anonymes ne le pouvaient guère plus. Il faudrait pouvoir imaginer une parole pour ces autochtones, une parole pour ces îlots. Ils n’ont pas pu parler.
Les Magellan, les Bougainville, les Cook : il faut imaginer leur bave d’écume, cravachant leur caravelle à l’énergie d’un même principe, « premier arrivé, premier servi » ! Progressivement, une à une, les cloques de terre au milieu des mers se sont vues fendues du fer d’un drapeau, du brouillage d’une déclaration, d’une institutionnalisation lointaine par l’entremise de décrets, de journaux officiels. Là-bas, au large du Mexique, un morceau de France attend. Quelques kilomètres de sable qui ne seront jamais vraiment foulés. Ces drapeaux annoncent funèbrement le début d’une erreur de patronyme : le pacifique ne le sera plus jamais.
Géopolitique du sédiment
S’il n’est pas nécessaire d’insister sur la parenthèse de conquête nippone sur ces possessions européennes, c’est qu’elle se base sur le même principe de possession de la terre émergée. Posséder la terre émergée d’une mer est le prétexte de l’assurance de la mainmise sur celle-ci ainsi que sur les voies commerciales qui la tranchent.
Les Portugais, premiers modernes à avoir compris cette règle, développèrent le concept de Mare clausum qui devait leur permettre de revendiquer non seulement la possession et le contrôle des terres accordées par le traité de Tordesillas, mais également l’ensemble de la zone maritime à traverser pour y parvenir.
Hugo Grotius, philosophe hollandais oppose alors, à l’aube du XVIIème siècle, le concept de Mare liberum : la mer, analogue physiquement à l’air, ne se peut convenir aux mêmes lois de possession et de régulation que celles établies pour la terre. L’histoire du droit de la mer n’a retenu de sa pensée que ce qui entrait en adéquation avec les principes du capitalisme : la mer sera la grande ouverture par laquelle l’on percera les distances en faisant fructifier le commerce.
Mais si la surface sera libéralisée, le fond de la mer, lui, fera l’objet d’une appropriation étatique forte. La « terre nationale » s’arrête-t-elle sur la côte ? Ne continue-t-elle pas son chemin sacré sous la mer ? Dès lors, le fond de la mer n’est-il pas un territoire national, certes occupé par la mer qui le submerge, mais territoire national quand même ?
C’est à peu près le raisonnement que tint la Convention des Nations Unies pour le droit de la mer, réunie en 1982 à Montego Bay, en Jamaïque. Cette convention établit le concept de propriété totale pour la mer dite « territoriale », cette mer allant à une distance de 12 miles nautiques (20 kilomètres) de la côte. Cette convention établit également un autre concept de propriété partielle pour la zone s’étendant à 200 miles nautiques (370 kilomètres) de la côte. Cette Zone Économique Exclusive allie les deux principes de la Mare clausum et de la Mare liberum : la surface est libre pour la circulation, le fond marin et ses ressources deviennent une propriété étatique.
S’ajoute à ces deux concepts la possibilité d’une extension de la ZEE si et seulement si une homogénéité géologique est prouvée entre le territoire émergé et le fond marin de la zone d’extension souhaitée (jusqu’à maximum 648 miles marin). Ici, la fable d’une « terre nationale » est légitimée par la géologie sous-marine : il faut comprendre que les États veulent pouvoir tirer au maximum des bénéfices que peuvent leur fournir ce que l’on pourrait nommer une géopolitique du sédiment.
Par géopolitique du sédiment, il faut comprendre une pratique diplomatique consistant à étendre fictivement le territoire national en réduisant la mer à ce qu’elle n’est pas : son fond terrestre. De nombreux États ont recours à une telle pratique et l’on comprend déjà en quoi celle-ci peut être vectrice de nouvelles tensions et conflits à venir.
La faille géologique du monde multipolaire
Alors que la mer aurait pu, à l’instar de l’Antarctique, devenir en quelque sorte une zone internationale où les revendications étatiques auraient été « gelées », la mer est devenue l’extension du domaine de la lutte des États, qui, outre leurs frontières terrestres, auront désormais pour raison guerrière de nouvelles frontières troublées au milieu des bancs de poissons et au-dessus des réserves gazières.
C’est à cette lumière historique qu’il nous faut comprendre le conflit en Mer de Chine du Sud, où la Chine, depuis de nombreuses années joue et se joue des traités et conventions pour établir sa souveraineté sur une série de récifs et autres atolls perdus entre les États vietnamien, malais, philippins et taïwanais. Investissant par la force ces récifs, intimidant les pêcheurs, provoquant ses voisins, la Chine augmente par ailleurs la surface des récifs et autres îlots des Paracels et Spratleys.
Tout en refusant les conventions internationales, la Chine montre cependant qu’elle en ratifie le fondement géologique. En investissant les récifs par la métamorphose sablonneuse d’une base militaire, elle ne montre que sa soumission au principe selon lequel celui qui possède la terre, aura la mer, puisque la mer est devenue, juridiquement, la terre.
Or la Chine se livre à une justification historique de ses prérogatives sur les îlots de la mer de Chine du Sud. D’anciennes cartes de navigation, vieilles de plusieurs centaines d’années, sont mobilisées par sa diplomatie pour justifier ces pratiques à la frontière de la piraterie et de l’invasion militaire. C’est donc non pas sur le fondement « sédimentaire » que se base la Chine (en effet, les îlots étant si petits qu’une occupation terrestre passée n’est pas justifiable) mais sur un fondement « maritime » : cette zone maritime lui revient de droit parce qu’elle y a navigué en premier.
C’est cependant pour des motifs « sédimentaires » qu’elle souhaite s’approprier cette zone : le fondement « maritime » doit lui assurer la possession des îlots, dont elle ne cessera d’augmenter la superficie. Ces îlots lui apportant, à leur tour, les garanties de souveraineté promises par la convention de Montego Bay. Tout en violant le droit international par l’entremise de l’argument de navigation « historique », la Chine cherche paradoxalement à faire appliquer le droit de la mer, non sans renverser le fondement sédimentaire sur lequel celui-ci s’était construit.
Mais est-ce vraiment la possession d’une telle région que cherche la Chine, ou bien plus simplement faire l’épreuve de sa puissance, de sa conception multipolaire de la géopolitique ?La défense d’un monde multipolaire passe ici par une double réfutation. Réfutation du droit international d’un côté, réfutation du fondement « sédimentaire » du droit de la mer d’autre part. D’une part, parce que l’argument historique au fondement de la transgression du droit international est avant toute chose un argument mémorial : il est toujours constitué a priori par un État qui cherche à atteindre des objectifs précis. Ce faisant, c’est la relativité du seuil historique, le joint mémoriel de l’histoire, qui rend impossible d’autre part toute communication diplomatique, celle-ci étant fondée sur un cadre juridique dont est exclue la légitimité historique.
Ces deux articulations du glissement « multipolaire » de la géopolitique introduisent purement et simplement un repli de la solution diplomatique dans la loi du plus fort, s’exprimant sous la forme de la coercition. Ce n’est plus le premier qui aura vu une île qui pourra dire « ceci est à moi », mais bien celui qui aura le plus dense arsenal militaire, économique, démographique, et qui l’utilisera d’autant plus qu’il n’y a ni communication ni accord possible
Il n’est donc pas certain que la conception multipolaire de la géopolitique, fondée finalement sur un aphasique relativisme juridique, soit vecteur d’un apaisement des conflits, eux-mêmes fondés en dernière instance sur une logique de possession « terrestre » de la mer par les États.
Alexandre Jadin
Illustration : Céèf