par Alexandre Jadin
Bien sûr, il faudrait directement répondre, du tac au tac, « anti-masque », « anti-vax », « anti-pass », radicaliser les postures, les amalgamer pour mieux les envelopper d’inaudible, pour mieux les enrober d’indicible. Bien sûr, l’union nationale face à une situation exceptionnelle impose le silence, conditionne la critique. Pour cela, il s’agit de radicaliser les dissonances en les rendant trop énormes pour être audibles. Cela a fonctionné : pas un « mais » qui ne reçoit d’autre écho que « complot ».
Pourtant, il est un héritage du « mais » en politique qui, hier encore, ne « sentait » pas autant la vieille idée, ne sentait pas autant le renfermé. Le fait du pluralisme des opinions en politique, hier encore, faisait le sel d’un désaccord audible. Aujourd’hui, sur le service public, l’on fait l’apologie des régimes autoritaires, de la Chine qui aurait une meilleure capacité de gestion de la crise du fait de sa négation des droits de l’homme.(1) Aujourd’hui, on ne souffre pas des paradoxes. On parade avec.
Pourtant, nous voudrions ici revenir sur cet héritage critique en politique, de saisir comment l’on en a fêté la nécrologie au moyen de nouveaux chants sémantiques, de nouvelles stratégies d’invalidation d’opinions diverses, de pensée latérale. Nous voudrions tenter de comprendre ce phénomène de chute du pluralisme critique dans la pensée politique vis-à-vis du fait épidémique. Tenter de comprendre, au fond, la réduction au complot de toute apologie du pluralisme des opinions, la ruine d’un héritage démocratique face au fait épidémique.
De la crise à la réalité politique
L’état d’urgence impose, par le fait exceptionnel auquel la population d’un pays est confrontée, une suspension de certaines dimensions démocratiques des institutions. Il s’agit d’enjoindre à une unité nationale pour surmonter la crise. Il faudra certainement crier au complotisme, mais cette idée d’une suspension de la démocratie pour son bon rétablissement futur est au moins aussi vieille que la magistrature de dictateur sous la République romaine. Il s’agissait alors de suspendre, pour une période de six mois, les pouvoirs de l’assemblée du Sénat dans l’optique d’accéder à une célérité exécutive.
Mais il faut d’emblée nous questionner : combien de temps dure une crise ? A la crise sécuritaire débutée en 2015 des suites des attentats terroristes contre la France, s’est doublée une crise sanitaire débutée en 2020. Cette dernière ne semble pas être vouée à disparaitre. Au contraire, la démultiplication du virus en des formes diverses ne laisse augurer aucune « fin » de l’épidémie. Ces crises durent longtemps, et, de ce fait, perdent leur caractère d’exception. En définitive, la menace terroriste(2) comme la présence d’une épidémie sont devenues des réalités politiques ; elles ont été somatisées tant par les institutions politiques que par la société civile. L’exception s’est faite norme et la normalité que nous connaissions a disparu. C’est un fait qu’il s’agit de saisir : nous devrons à l’avenir tant vivre avec la menace terroriste qu’avec la présence d’une épidémie en France.
Renverser la sémantique urgentiste
Maintenant que nous avons posé que ces crises n’en sont pas, ou plutôt, qu’elles n’en sont plus, il faut tenter de dire que ces « réalités politiques »(3) méritent d’être traitées démocratiquement selon un prisme pluraliste et critique. Pour ce faire, un renversement sémantique est nécessaire. Comme le suggère Barbara Stiegler, il ne faut pas parler « d’explosion des contaminations » mais bien plutôt « d’évolution normale des porteurs sains [du virus] »; il ne faut pas parler de « crise sanitaire » mais de « situation sanitaire ». C’est seulement en décolonisant nos esprits d’un vocabulaire alarmiste et guerrier que nous pourrons nous préparer à accepter l’épidémie non pas comme une crise qui appelle à un régime d’exception qu’est l’Etat d’urgence mais comme une réalité politique qui appelle une réponse procédant d’un processus démocratique, exactement comme la politique pour l’emploi, pour la retraite ou pour la gestion de l’environnement.
Il s’agit en quelque sorte de changer de paradigme représentationnel que nous avons de la situation sanitaire, de passer d’une gestion de l’urgence à une organisation d’une nouvelle réalité pérenne. Pour ce faire, il s’agirait de passer par un décloisonnement de ce qui a été trop souvent joint sans aucune distance entre une épistémè des experts et les décisions politiques. Rétablir une distance entre les deux n’est pas seulement vertueux du point de vue du pluralisme démocratique mais également du point de vue de la science épidémiologique elle-même qui ferait alors l’épreuve de l’épistémologie. Il s’agit d’adopter via un regard rétrospectif une posture humble concernant ces savoirs en démontrant la relativité des décisions qui en ont découlé. Dans le tâtonnement d’une crise, s’il faut admettre la nécessité de prendre une décision ayant les atours de la certitude pour parer au plus vite, dans le temps long de cette nouvelle réalité, une humilité scientifique impliquant un retour en grâce du pluralisme démocratique doit se faire jour.
De la relativité des décisions politiques
Il faut premièrement reconnaitre une pluralité des réponses données à la situation sanitaire en fonction des différents pays européens : les décisions prises par la Suède ou le Royaume-Uni ont fortement divergé des autres et la situation sanitaire dans ces pays ne s’en est pas trouvée plus détériorée qu’ailleurs. Deuxièmement, il n’a échappé à personne une incohérence entre les lieux dits « sécurisés » comme les lycées, les transports en commun, les supermarchés et les lieux dits « de haute contamination » comme les rassemblements sur les places publiques, les réunions à plus de six dans un parc ainsi que les universités.(4) Cette incohérence révèle en définitive la contingence des décisions politiques. Cette contingence invite précisément à un débat sur quels lieux sont à fermer et quels lieux sont à ouvrir en cas d’une « augmentation normale des porteurs sains ». Enfin troisièmement, au niveau de la politique publique concernant la santé, la question des choix opérés dans la sélection des malades (entre ceux atteints du virus et ceux devant s’y rendre pour effectuer, par exemple, des dépistages ou opérations considérées comme mineures) peut également être débattue. Cette question peut à dire vrai être abattue si l’on transfère le débat sur la décision hallucinée d’un gouvernement consistant à réduire le nombre de lits dans les hôpitaux, alors qu’il s’agit du principal levier influant sur les restrictions de mouvement imposées à la population.
Ce ne sont ici que quelques exemples qui doivent pointer la légitimité d’un regard critique sur les décisions prises au sujet de la situation sanitaire, qui doivent pointer la nécessité du retour d’un pluralisme démocratique dans la gestion de cette réalité politique. Plus qu’une nécessité, ce retour est surtout pragmatique dès lors que l’on reconnait une forme d’oblitération des décisions dans certains schémas répétitifs : la standardisation du couvre-feu ou du confinement a sans doute poussé une occultation de solutions alternatives qu’il n’a tout simplement pas été possible d’émettre en raison du caractère exceptionnel conféré à une crise qui n’en est désormais plus une.
À dire vrai, un tel texte introductif visant à légitimer la critique elle-même en dit long sur les ruines que sont désormais l’héritage que nous portions, hier encore, du pluralisme démocratique. Une telle propédeutique à la critique en dit long sur ce retournement saisissant qui a fondu les apologues de la démocratie en complotistes réfractaires. Pourtant, nous héritons toujours du vœu démocrate concernant l’organisation pacifique du désaccord qu’est une démocratie. Il faut se donner les outils critiques et sémantiques pour penser les nouvelles réalités qui nous atteignent. Pour ainsi nous permettre de penser, de critiquer, le passe sanitaire, le couvre-feu, mais aussi, les décisions de ne pas établir de passe sanitaire, de ne pas instaurer de couvre-feu. Aussi, nous nous garderions d’une épistémè absolue, et, à l’image de toute critique, nous proposerions des pistes pour penser latéralement, c’est-à-dire, démocratiquement, c’est-à-dire, épistémologiquement, c’est-à-dire, humblement.
1 C’est lors d’une matinale de la radio France Inter que Léa Salamé entreprend cette apologie. Stiegler Barbara, De la démocratie en pandémie. Santé, recherche, éducation, Paris, Gallimard (coll. « Tracts »), p.12.
2 L’on commence à reconnaitre le caractère interminable des guerres contre le terrorisme. Plus encore, l’effectuation de ces guerres a pu contribuer à l’exacerbation d’un ressentiment anti-occidental. Jacques Chirac disait lui-même à George Bush alors que celui-ci voulait l’enjoindre à envahir l’Iraq « N’y va pas Georges, tu feras trente mille petits Ben Laden ».
3 Stigler, B., ibid, p.13.
4 Barbara Stiegler, ibid, p. 10