Bien ancrée dans les programmes scolaires en France, l’histoire de la Shoah fait aujourd’hui la paire avec une mémoire collective qui fait grand cas des individus déportés pour d’autres motifs que celui d’être Juif. Parmi ces victimes, minoritaires, ce sont entre autres les Tziganes qui, au nom d’un même “stigmate” ethnique, subirent une sanglante répression en 1939-1945. Place au souvenir.
Au maréchal Pétain en 2018, à Napoléon Ier en 2021, mais aussi au combat des harkis en Algérie ou encore au génocide des Tutsis au Rwanda… On a vu, sous le premier mandat d’Emmanuel Macron, se multiplier les hommages ou les appels au souvenir, adressés à des disparus controversés ou à des groupes entiers, sur l’intervalle de dates anniversaires supposées commémorer le souvenir de ces hommes, de ces groupes ou de ces événements.
Mais à y voir de plus près, l’engagement d’un chef d’État dans une politique mémorielle n’a rien de nouveau, ni de remarquable ; et nous souhaiterions saisir l’occasion de cette abondance de commémorations en vrac pour sortir de l’oubli du passé – et ramener dans le présent – les ombres des Tziganes persécutés sous l’Occupation, de cette foule d’individus qui, du reste, se voulurent et se veulent nomades. Depuis 2015, la date du 2 août est retenue par le Parlement européen comme journée européenne de commémoration du génocide des Tziganes durant la Seconde Guerre mondiale, en souvenir de la nuit du 2 au 3 août 1944, pendant laquelle environ 3000 Tziganes ont été exterminés dans le camp d’Auschwitz-Birkenau. Alors que l’Allemagne a inauguré en 2012 un mémorial consacré à ce génocide à Berlin, il semble que la politique en faveur de la mémoire des victimes du génocide ne suive pas un cours si naturel en France. Aussi semble-t-il pertinent de s’interroger, sans tomber dans le récit larmoyant d’une histoire extrêmement lourde, sur les éventuelles raisons, passées et présentes, d’un « retard de quarante ans (1)» sur la question.
AUX ORIGINES DE LA PERSÉCUTION
Afin de revenir aussi succinctement que possible sur le rôle des instances politiques dans le rejet des populations nomades tziganes, il paraît opportun de préciser la nomenclature et de baliser notre parcours par quelques moments clefs. D’abord, il est fréquent que l’on se réfère dans le langage courant à des réalités aussi diverses que Tziganes, Roms, Manouches, Gitans, en les rassemblant pêle-mêle sous une même étiquette, que le langage administratif a d’ailleurs synthétisées par une expression qui les renvoie au nomadisme – que tous ne pratiquent pas nécessairement : ce sont les « gens du voyage (2)». La diversité de ces ethnies, gommée par les appellatifs officiels, trouve cependant un funeste point de rattachement dans le sort dont elles ont été accablées. Dès la loi de 1912 (3) en France, en effet, les familles de nationalité française indexées comme « nomades » sont fichées journellement. A partir de novembre 1940, l’administration vichyste rassemble ces familles dites « nomades » dans des camps spécifiques, comme celui de Montreuil-Bellay ou dans ceux de l’Anti-France. Enfin, après un décret de décembre 1942, Himmler décide du transfert des Tziganes et des Zigeuner-Mischlinge (4) à Auschwitz-Birkenau, où près de 80 % des familles tziganes de Belgique, du Nord et du Pas-de-Calais, sont exterminées. La complicité de l’État français, si elle n’est pas déterminée complètement, reste à prouver ; mais, si l’hypothèse peut en être faite, du moins sent-on qu’il est peut-être encore tôt pour entendre de la bouche d’un homme d’État du XXIème siècle des mots de pardon ou de reconnaissance officielle.
REBÂTIR PAR-DESSUS
En somme, on estimait, il y a une quinzaine d’années, le nombre de « gens du voyage » en France à environ 350 000 personnes (5) ; et l’on s’étonnera qu’aucun lieu de mémoire ne soit entretenu pour rapporter le souvenir du génocide des Tziganes et l’implication de l’administration française dans les politiques qui ont nui à l’existence de ces peuples nomades, avant, pendant et même après la Shoah (6). Remettre cette douloureuse question au-devant des débats publics, c’est mettre le doigt sur un malaise qui rôde autour des « gens du voyage », autour de ceux qui, en-dehors des sentiers communaux, revendiquent leur droit millénaire de vivre dans un entre-deux, dans un mouvement permanent, sur une ligne de fuite qui échappe aux sédentaires. Si la Zigeunerpolitik (la « politique anti-tziganes ») menée par l’Allemagne nazie, avec l’appui des régimes fantoches placés sous son égide, représente à maints égards l’application la plus cruelle et la plus mortifère de principes anciens de rejet, il y a fort à parier que l’exclusion n’a pas cessé partout, sous quelque forme que ce soit.
Ce n’est certes pas sous le coup de politiques mémorielles que l’on soigne de tels stigmates, passés et présents, mais le récent exemple des Enfants de la Creuse pourrait nous fournir la preuve que le champ politique, en dépit du temps qui passe, est le solide garant d’une histoire pacifiée. Il tendrait aussi à démontrer que cette histoire pacifiée est une condition hautement importante pour regarder en face les événements et faire connaître à ceux qui restent aujourd’hui que les peines de leurs aïeux sont prises en charge par l’héritier de la structure politique qui les leur a fait subir. Plus récemment, le 6 octobre 2021, Claire Hédon, Défenseur des droits, publie un rapport intitulé « Gens du voyage : lever les entraves aux droits », dans lequel elle alerte sur les discriminations vécues par les gens du voyage et les lacunes qui persistent en matière d’aires d’accueil. Qu’un tel rapport, émanant d’une autorité administrative indépendante, existe et soit ainsi porté, voilà qui témoigne d’une prise en considération dont nul sans doute ne se plaindra. Cependant, il s’agit d’une entité indépendante ; et les rapports intimistes, les décisions à tâtons, les engagements prononcés à demi-mot ne changent pas la donne quand il s’agit de rendre aux Tziganes – ou de donner une première fois ? – une voix au chapitre – à un chapitre où ils ne seraient plus des avatars de la diseuse de bonne aventure, du forain ou du voleur ambulant, mais des citoyens dont la voix ne vaudrait pas moins qu’une autre sous prétexte que, nomade, elle voyage.
Marius Dérisaut
Illustration : Céèf
(1) : D’après les mots d’Ilsen About, chargé de recherche au CNRS, interviewé dans La Croix en 2021.
(2) : Par commodité et par clarté, nous parlerons indifféremment, ici, de Tziganes et de Roms pour parler de l’ethnie victime d’exécutions préméditées pendant la Shoah. La terminologie officielle de l’époque, en Allemagne nazie comme en France occupée, ne fait d’ailleurs pas de distinction : Zigeuner ou nomades.
(3) : Le 16 juillet 1912, la loi « sur la réglementation des professions ambulantes et la circulation des nomades » impose à ces derniers un « carnet de circulation ».
(4) : C’est-à-dire les individus de « sang » allemand et tzigane.
(5) : Voir Les Cahiers du mal-logement de la Fondation Abbé Pierre de janvier 2006, qui indiquent que les chiffres varient entre 250 000 et 450 000, soit 0,5 % de la population mondiale.
(6) : On pensera notamment à la loi n° 69-3 du 3 janvier 1969, figurant dans le droit national en vigueur, qui régissait les « activités ambulantes » et les déplacements des « personnes circulant en France sans domicile ni résidence fixe », abrogée en 2017. Cette loi faisait selon le sociologue Christophe Robert, « des gens du voyage des citoyens de seconde zone ».