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L’avenir algorithmique de la polis : une certitude du renoncement

Comment concilier une activité citoyenne individuelle et collective quand des mécanismes technologiques prétendent nous assister dans des choix aussi déterminants que ceux qui engagent une vie en communauté ? Les quelques lignes qui suivent mettent en question la possibilité d’exister comme humain lorsque régime politique et régime numérique se tiennent la main.

 

Article initialement paru dans le numéro 41 de La Gazelle : « Incertitudes »

Il reste parmi nous d’honnêtes gens qui peuvent, dans un élan de nostalgie ou de regret amer, se rappeler avoir vécu un bout de leur vie pendant les Trente Glorieuses. Mais leur âge est l’indice de l’éloignement dans le temps de ces décennies révolues. Bien plus, leur âge nous rappelle combien les tentatives menées par l’Etat pour pourvoir aux besoins de chacun nous semblent être des préoccupations d’une autre époque – à l’ère des apôtres du néo-libéralisme, qui dansent en rond sur les cendres du keynésianisme. Plus tard, sous le régime de la start-up nation, en revanche, rien ne semble à première vue tout à fait certain, tout à fait tranché : tout est in-certus. Les institutions étatiques dépendent de multiples instances extérieures, et, dans un contexte marqué par la mondialisation, le libre-échange et les interactions incessantes des États sont le moteur de l’UE. Il semble enfin qu’on ne puisse plus rien entrevoir de sûr si l’on tente un effort de projection, même au prix de vaines entreprises divinatoires.

La nation artificielle

En dépit de cela, nul besoin n’est de vaticiner sans relâche. On a vu naître et se développer, à l’orée du nouveau millénaire, de nouvelles formes de gestion des affaires publiques, à la faveur de prétendues avancées, de prétendus progrès informatiques, d’un prétendu secours supposé faciliter la vie du citoyen, dans une res publica 2.0. Ce n’est pas s’avancer trop audacieusement que de formuler l’idée suivante : d’un cadre où d’abord l’Etat, dans l’incertitude de ses moyens, fournissait à tous une forme d’assurance en l’avenir (retraite, sécurité de l’emploi…), on parvient à un nouveau paradigme, où l’État-augmenté, désormais en quête inverse de certitude, plonge la masse des identités numérisées dans une forme d’incertitude. Si l’on s’attarde par exemple à scruter de près l’architecture du gouvernement, on apprendra que des instances gouvernementales œuvrent à la promotion et à la recherche en matière d’intelligence artificielle. Mentionnons à ce titre qu’il existe même un délégué ministériel à l’intelligence artificielle (en la personne de J.-M. Jaspers, nommé en novembre 2020). Que l’informatique – et l’intelligence artificielle en particulier – viennent huiler les rouages de l’État, on ne s’en étonnera pas ; mais, même à ce stade du XXIème siècle, cela appelle un doute. En d’autres termes, que le pouvoir officiel se soit doté d’une solide armature de processeurs et de capteurs, cela n’a rien d’anecdotique. D’aucuns vont jusqu’à professer qu’à la suite du charbon, de l’électricité, et de l’informatique, l’intelligence artificielle serait sur le point d’être le moteur d’une quatrième révolution industrielle. L’enjeu serait donc des plus cruciaux pour l’État comme instance de contrôle et de régulation. Dans ce contexte, on parlera de données personnelles, d’algorithmes et d’intelligence artificielle, autant par commodité que pour signifier la nature hétéroclite de ce complexe numérique.

Est-ce à dire pour autant que les collusions à l’œuvre entre la start-up nation macronienne et les entreprises privées de l’IA jouent en la faveur du gouvernement plus que des citoyens eux-mêmes ? La question reste ouverte. D’une part, le principe qui fonde l’essence même des moyens de surveillance directs s’appuie sur des technologies qui nous sont extérieures. Cette première composante trouve sa plus nette illustration aux confins de la route de la soie, où sont appliqués non seulement des technologies de reconnaissance faciale, mais encore un système de crédit social. D’autre part, on peut croire que s’ajoutent des méthodes différentes, fondées plutôt sur un contrôle indirect et intérieur. C’est dans le rang de cette seconde composante qu’on peut classer les applications pour téléphone portable, que l’administration a gracieusement conçues et mises à la disposition, gratuitement, de millions de citoyens-usagers-de-Google. Sous couvert d’amélioration des services et d’ambition écologique – pour quels effets ? –, ce sont des données confidentielles qui sont récoltées sur un mode nouveau, fait de copié-collés, de stockage numérique et de flicage à l’adresse IP (TousAntiCovid, impots.gouv, Amendes.gouv…). L’écart se mesure bien mieux entre un site web et une application : le premier, logé par un hébergeur web, est souvent soutenu par un appareil juridique visant à la garantie de l’intégrité numérique des internautes ; la seconde est le fruit d’un accord avec des organismes privés de la Silicon Valley, mettant à disposition leurs magasins d’applications (Google Play, AppStore, etc.).

Du bio- au techno-politique

En somme, de ces deux modes de surveillance, l’un frontal et extérieur, l’autre insidieux et intime, il résulte une tendance des corps de citoyens à se muer en techno-corps, pour reprendre l’expression de Paul B. Preciado, c’est-à-dire en corps dotés d’un capital numérique. Et cette perspective est d’autant plus pesante qu’elle est validée par l’État, gardien supposé de la bonne entente des citoyens. 

On se heurte alors à un paradoxe majeur dans cette affaire : l’IA n’a-t-elle pas justement pour fonction de fournir, par une succession infiniment rapide d’algorithmes, des réponses prétendument sûres, appelées à se perfectionner et destinées à devenir infaillibles ? Il ne s’agit plus d’apprendre à savoir, au risque de faire erreur, mais plutôt de savoir parfaitement et sur-le-champ. Peut-être, en effet, qu’elle rend en cela l’être humain certain de ce qui pouvait le troubler ; mais c’est, au passage, en niant un peu de son humanité qu’elle le rend ainsi. Sous le haut patronage de l’Etat et de ses mille ramifications, la somme d’individus qui compose le corps des citoyens se trouve écrasée sous une force que s’est arrogée l’État et dont il fait usage, en vue de causes qu’on serait bien en peine de louer. Qu’y a-t-il de plaisant dans le recours à des instruments dématérialisés, qui du même coup ôtent justement à l’existence humaine toute sa matière d’incertitude, cette matière insondable qui fait qu’on est humain ? 

Tenir les rênes de ce complexe techno-politique et être acteur de son bon fonctionnement, dans ses deux composantes, c’est lisser les aspérités, c’est gommer les ratures, c’est repasser les plis, aplanir le chemin de la vie, aseptiser les consciences, éliminer les rugosités. C’est aussi dépouiller l’homme de l’imprévu qui l’anime, c’est enfin bannir la liberté de se heurter à l’incertain et d’en jouir fortuitement. Ce qui se dissimule, en bref, derrière cette éventualité d’une non-incertitude, non seulement permise par l’informatique mais encore confirmée du sceau officiel de la République, c’est la certitude du renoncement à l’incertitude, le désir de tout savoir, de tout connaître, de tout prévoir, bref de tout embrasser, sans jamais faire de faux pas. Errarre humanum est, oui ; mais dans la polis de la certitude algorithmique, on ne se trompe pas, pas plus qu’on est humain d’ailleurs.

 

Alexis Duarte.

Illustration : Céèf

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