La science face à l’idée de l’héritage du traumatisme

par Elena Bernal Rey  

De quoi héritons-nous ? De l’argent ? Des caractéristiques physiques ? Des traits de personnalité ? Des gènes ? Nous savons que nous héritons de ces choses. Mais pouvons-nous hériter des expériences ? Mieux encore : les hériter à travers la génétique ? C’est ce que propose l’épigénétique : peut-être héritons-nous des traumatismes. L’épigénétique, c’est l’étude de la manière dont nos comportements et notre environnement peuvent causer des changements qui affectent le fonctionnement de nos gènes. Les changements épigénétiques ne changent pas la séquence d’ADN mais changent la façon dont notre corps lit cette séquence. Ainsi, ils ne changent non pas les gènes mais leur expression.

Mais, ces changements impliquant une modification des marqueurs chimiques qui interagissant avec l’ADN peuvent-ils être hérités ? C’est la question qui nous intérésse. Or, c’est une question très polémique. Certains scientifiques disent que des signaux épigénétiques provenant de l’environnement peuvent être passés d’une génération à une autre, d’autres disent que ceci n’est pas possible et que les études sur le sujet ne sont pas conclusives. En effet, dire que l’expérience peut être héritée, c’est tentant, mais cela contredit ce que nous propose le modèle classique de la génétique. Ce modèle, au contraire de l’épigénétique, soutient que seuls les caractéristiques génétiques peuvent être héritées et donc qu’à chaque génération le génome est « nettoyé » des marques épigénétiques. 

De plus, lorsque ces questions sont faites dans le cas du traumatisme, c’est encore plus polémique. Car si nous supposons que l’expérience peut être héritée, les traumatismes, qui font partie de l’expérience, pourraient l’être également et entraîner des conséquences sur la santé des héritiers. Beaucoup d’études ont été faites à ce sujet à l’issue d’une trouvaille incroyable suggérant que des victimes de traumatismes tels l’Holocauste ou de grandes famines pourraient être porteurs d’une marque chimique qui affecte leur santé. 

Et c’est ici qu’entre en scène la philosophie des sciences : nous voilà devant un cas typique au sein de la science : des nouvelles idées et études contredisent les croyances les plus soutenues dans un champ de la connaissance, en l’occurrence la génétique. Ces idées mènent à leur tour à la réalisation d’études scientifiques qui cherchent à les confirmer. Cependant, les études ne sont pas conclusives : si l’évidence de cette découverte est qualifiée de solide, elle entre en contradiction avec la biologie classique. Ceci n’est pas très nouveau dans le monde scientifique : régulièrement, des nouvelles idées et découvertes nous invitent à repenser les croyances que nous tenions pour vraies. Ces incongruences entre les idées soutenues longtemps et les nouvelles propositions créent des controverses scientifiques.

Nous nous confrontons donc au besoin de nous poser des questions propres à la philosophie de la science parce qu’elles pourraient nous donner des outils pour mieux comprendre ce qu’impliquent des hypothèses scientifiques telles que celle du traumatisme intergénérationnel. Ces questions sont du type : quel niveau de preuve est nécessaire pour tirer une conclusion ? Quels résultats sonts suffisants pour proclamer l’existence d’une causalité ? Quels biais émotionnels pourraient nous mener à croire certaines idées plutôt que d’autres ? Toutes ces questions ne sont pas suffisantes pour conclure ici si l’héritage épigénétique est scientifiquement prouvé mais elles nous aident au moins à être plus critique envers cette idée elle-même.

Nous ne savons donc peut-être pas encore si les idées proposées par les études sur le traumatisme intergénérationnel et l’héritage épigénétique peuvent être considérées comme vraies ou démontrées. Mais en tant qu’idées, elles peuvent nous ouvrir des portes philosophiques et existentielles intéressantes :  cette nouvelle manière de penser l’héritage pourrait nous mener à mieux comprendre les influences de l’environnement sur notre santé et celle de nos héritiers. Ceci peut nous aider à penser au soin et à la guérison, pour rompre avec des chaines d’héritage de traumatisme. Mais surtout, elle est intéressante philosophiquement puisqu’elle nous oblige à penser de manière moins binaire la bipartition nature/culture : si l’environnement, et donc, les interactions sociales (en particulier celles qui seraient traumatiques, comme la violence), peuvent avoir un effet sur nos gènes, la bipartition absolue biologie/société ne tiendrait plus. Enfin, quelques questions sociales pourraient être posées avec un regard épigénétique. Par exemple, des recherches axées sur le genre, le classisme ou le racisme, pourraient mobiliser l’épigénétique. L’on pourrait à la fois démontrer une transmission de la violence de genre et en même temps nous donner des idées pour soigner des traumatismes venant de générations passées afin de lutter contre la perpétuation d’inégalités sociales.  

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