You are currently viewing La souffrance des femmes voilées : un fantasme misogyne déguisé ?

La souffrance des femmes voilées : un fantasme misogyne déguisé ?

En France, le port du voile est sans cesse au cœur des débats politiques et médiatiques, faisant l’objet d’une obsession particulièrement tenace. Accusées de ne pas respecter l’une des valeurs fondamentales de la République, nommée laïcité, les femmes voilées sont encore aujourd’hui lourdement pénalisées, à tort. Que cache alors réellement cette stigmatisation permanente ? 

Aujourd’hui en France, et à chaque montée en puissance de l’extrême droite, les libertés religieuses et féminines se retrouvent confinées par une laïcité se mêlant parfois à de l’intolérance. La femme religieuse semble être une cible facile pour limiter les croyances aux valeurs républicaines. En 2024, 60% des femmes portant le voile affirment avoir subi de la discrimination, en particuler dans la recherche d’un emploi, et 37% ont été exposées à des injures à caractère diffamatoire selon la DILRAH (la Délégation Interministrielle à la Lutte contre le Racisme, l’Antisémitisme et la haine anti-LGBT). 

 

Alors à quel point la femme française est-elle libre ? Est-ce au point de renier sa propre liberté en refusant les nouvelles valeurs et en se soumettant aux dogmes religieux ? Ou a-t-elle seulement le droit de transgresser les mœurs ? On reconnaît souvent les obligations religieuses, comme le port du voile, non comme un choix libre mais une imposition sévère. « L’augmentation du nombre de femmes qui portent le voile en France est le fait de la pression des islamistes qui pèse sur elles. C’est la pire chose que l’on peut faire à une femme en termes de liberté… elles sont les premières victimes de ces idéologies totalitaires ! ». Quoi de mieux que les douces opinions de Mme Le Pen sur les plateaux de LCI pour introduire l’un des sujets préférés de la politique française ? 

 

La question du port du Hijab est un thème souvent réitéré sur la scène du débat médiatique. Selon les études démographiques des populations, menées par l’Institut National d’Étude Démographique, si nous partons du postulat qu’il s’agit d’une pratique étrangère à la France et issue de l’immigration, il est établi que seulement 17% des descendantes d’immigrés âgées de 18 à 60 ans se couvrent aujourd’hui la tête à des fins religieuses. Un chiffre en baisse par rapport aux générations précédentes de femmes immigrées, d’autant plus qu’il est extrait d’une part minoritaire de la population française. Dans l’ère de la tolérance et de l’affirmation des libertés fondamentales, une obsession subsiste dans la société française autour d’un tel symbole de spiritualité et témoigne en réalité d’un fantasme misogyne encore dissimulé. Malgré la part identitaire ou idéologique du problème, ce dernier s’étend au-delà d’une question de laïcité ou de simple intolérance. Car peu importe le tissu, les nuances de ses couleurs, l’origine de sa fibre ou son existence symbolique, tant qu’il incarnera la faculté fragile et convoitée du libre arbitre féminin, il sera toujours contesté. 

 

Le port du voile : incarnation d’un joug inconscient ?

 

Dans l’histoire coloniale de la France, le voile occupe une place considérable qui pourrait expliquer aujourd’hui le rapport conflictuel qu’entretient une partie des Français avec son intégration dans la société. Au temps de l’Algérie française, le voile, ou plus précisément la lutte contre son port, a pu être un moyen de frappe contre « les facultés de résistance » de la population. Les séances de dévoilement public de la femme algérienne n’avait pas seulement pour objectif de transmettre des valeurs d’émancipation féminine aux peuples du Maghreb, mais comme dirait F. Fanon, essayiste autour des questions coloniales et post-coloniales, elles deviennent un marteau capable de briser la résistance culturelle de l’Algérie, et les libertés des femmes sur leur corps. Un objet aussi considérablement anodin qu’un foulard, ne l’est plus lorsqu’il est introduit à une société dont les valeurs sont sculptées par l’héritage prépondérant des Lumières et par la peur bleue de l’obscurantisme. Encore aujourd’hui, l’idée perdure alors en France que la religion ne saurait jamais s’accompagner de liberté, d’autant plus pour les religions qui nous sont étrangères. Comment donc une femme descendante des exploits politiques d’Olympe de Gouges ou de Simone Veil, peut-elle oser afficher au grand public sa soumission aux lois patriarcales de la religion musulmane et refuser de se rebeller contre un système si radical ? 

 

Pour mieux cerner la notion du voile dans son entièreté, il est nécessaire d’explorer sa signification plus abstraite. Du point de vue du croyant, le voile a une signification symbolique, il s’agit entre autres d’un moyen de se conformer aux normes religieuses. Outre la forme qu’il peut prendre, il incarne selon les historiens, un acte de tradition dans le monde musulman, tout autant que la prière ou l’aumône, mais avant tout une décision foncièrement autonome et rationnelle, un acte libre et consenti par la femme. Effectivement, lorsqu’on s’intéresse à l’opinion des premières concernées, aux convictions profondes derrière un tel acte de dévotion, elles sont ravies de partager leur histoire. Dans un entretien mené en amont auprès d’une jeune femme voilée et de confession musulmane, elle nous dévoile ce qui anime un choix aussi intimement complexe.

 

« J’aime mon voile, c’est un bonheur de le porter. En réalité, la raison principale c’est pour obéir à la volonté de Dieu et par fierté envers les valeurs qu’il représente. […] Ensuite, la chose qui m’a encouragée, c’est la soustraction à l’injonction de l’hypersexualisation de la femme dans la société, c’est comme une manière pour moi de me réapproprier mon corps. » témoigne Lina, lorsqu’elle a été interrogée sur son voile.

 

Pour une grande partie des femmes voilées, le Hijab n’est plus un tissu servant à couvrir la tête ou le cou par pudeur, il n’est plus interprété comme une protection pour la femme du désir masculin. Il devient alors un moyen puissant pour vivre en conformité avec sa foi, pour gagner une certaine confiance et pour acquérir une certaine estime de soi : il devient un acte de rébellion face aux attentes sociales et de réaffirmation même de l’agentivité des femmes. Et Lina n’est pas la seule à le penser. Dans son ouvrage Sociologie de la femme voilée, Emmanuel Jovelin démentèle la reflexion derrière un tel choix. Selon ses enquêtes, le port du voile est décrit comme une décision signant l’achèvement d’un parcours spirituel et personnel, comme la concrétisation d’un engagement religieux ou comme un moyen de se rechercher. 

 

Mais l’on ne peut s’empêcher de remarquer une chose, une idée subsiste et revient lorsque le sujet est évoqué : le voile sert aussi à se cacher, intentionnellement, de manière à se protéger d’un regard extérieur. Au cours de l’entretien est évoquée la notion « d’hypersexualisation ». Malgré la dimension libre et consentie du choix lui-même, les fondements sur lesquels le voile repose emprisonnent le corps féminin au cœur des regards. En un sens, la femme a l’obligation de se couvrir pour conserver sa pureté et de protéger les autres des tentations ; d’autre part, la femme a besoin de se couvrir pour se protéger elle-même d’une société lui évoquant une certaine insécurité. Alors il est nécessaire de nuancer toutes questions portant sur la croyance, bien plus complexes et dépourvues de vérité absolue. Et même si ce choix prône les libertés, il est légitime de se questionner sur les valeurs de soumission intégrées de manière inconsciente. L’acceptation d’une telle domination par la femme, au delà du port du voile, peut à la fois être la preuve d’un déterminisme et d’une émancipation. 

 

En France, porter le voile est un choix délibéré 

 

« Évidemment qu’il y a des femmes et plutôt des filles, qui sont forcées, mais c’est tellement une minorité en France qu’on ne les voit pas. » répond Lina lorsqu’elle est questionnée sur le poids de l’influence sur sa décision.

 

Et c’est bel et bien une question légitime à se poser lorsque l’on est témoin des contextes socio-politiques de certains pays qui favorisent la prolifération des idéologies extrémistes et l’anéantissement des libertés de la femme. Les idées religieuses sont d’ailleurs la source des idéologies extrémistes diffusées par les Talibans, les mêmes idéologies qui mettent en avant l’impureté du corps féminin et la supériorité masculine. Le voile s’y métamorphose en un joug, preuve de la soumission des femmes à la volonté des hommes, de la légitimité de la soustraction du corps féminin dans l’espace public et de la négation des libertés. Finalement, que ce soit l’Afghane ou l’Iranienne forcée de voiler ses cheveux, ou l’Européenne issue de l’immigration sommée de les dévoiler, les femmes ne restent-elles pas otages des mœurs et des injonctions d’États qui imposent leur vision de la liberté ?

 

Il est indéniable que les situations sont incomparables, que le contexte prend une place considérablement importante. Car lorsque le voile est radicalement imposé, les femmes prennent elles-même l’initiative de le retirer, certaines s’arrachent à la vie pour refuser de vivre sous la tutelle religieuse. Dans le contexte laïque de la Ve République, la question du port forcé du voile est un sujet essentiel à aborder. Il est clair que même si elles restent minoritaires, il existe des femmes qui ressentent une coercition communautaire ou familiale de se voiler. Selon de nombreux chercheurs en sciences sociales comme la documentaliste et chercheuse Agnès de Fao, elles finissent même généralement par réaffirmer leur réelle volonté sur le long terme. Mais nombreuses sont celles à agir selon la volonté de leurs parents, ou sous les regards pressants de leur communauté et non selon leur propre vouloir et leur foi. Nombreuses sont celles qui suivent simplement les traditions ou qui agissent dans le besoin d’être « de bonnes croyantes » vis-à-vis d’autrui. 

Aujourd’hui, contrairement à ce qu’a écrit en 2016 Manuel Valls dans une tribune (« En France, les femmes sont libres »), les femmes françaises sont rares à vivre sous le joug d’un ordre islamiste radical.

 

Que l’on cherche à critiquer les fondements de la religion est une chose bien justifiable, mais il n’est en aucun cas le rôle de la société ou des institutions politiques de revendiquer une liberté à retirer le voile qui existe déjà et qui reste un choix purement individuel. En réalité, le fait même de penser que la femme musulmane en France est aujourd’hui contrainte à porter le voile, dans un cadre législatif laïque et garantissant les libertés d’exercice des religions, revient à la réduire à un être incapable de prendre des décisions réfléchies et en cohérence avec ses convictions religieuses. Estimer qu’il ne peut y avoir de bonne raison pour justifier ce choix revient finalement à confiner les opinions. Et cette nouvelle obsession perverse envers les libertés féminines pourrait au contraire incarner une incapacité encore ancrée dans nos sociétés de faire entièrement confiance au libre arbitre féminin. 

 

« Bien sûr qu’on a peur du regard des gens, mais ce n’est rien face au bonheur de le porter. Malgré les risques, si on ne l’enlève pas c’est pour une raison » reprend Lina lors de l’entretien.

 

Alors oui M. Valls, en France, les femmes sont libres, et c’est bien selon ce principe républicain qu’elles opèrent lorsqu’elles choisissent d’adhérer aux dogmes religieux, au nom de leur conviction ou de leur foi. Pour être une femme voilée, il faut avant tout être une femme féministe ; ironique, non ? 

Eya Karoui

Illustration : Pakman

 

Laisser un commentaire