Pendant la dernière semaine de septembre la Fashion Week a battu son plein à Paris, et que serait cet événement sans la la tenue du défilé irrévérencieux « Punk Chic » de la maison Vivienne Westwood. Surnommée « l’enfant terrible de la mode », Vivienne Westwood, disparue en 2022, est, on le sait moins, une des héritières de l’éphémère Blitz Club. Plongée dans l’underground londonien des années 1970.
Pour se draper de nouveau romantisme aujourd’hui, il s’agit de suivre quelques règles simples : un corset victorien, des jupes bouffantes et superposées, des chaussures à plateforme, un nez poudré de blanc et un empilement de bijoux maximaliste. Mais avant l’enracinement de cette esthétique dans nos imaginaires, avant même Vivienne Westwood qui contribua à la rendre accessible au monde entier, il y a eu un club minuscule et éphémère comme l’éclair dont il porte le nom : un an et demi d’extravagance, de rébellion, de créativité et de fête qui ont suffi à bouleverser nos conceptions de la musique, de la fête et du style.
L’Hiver du mécontentement
L’ambiance n’est pourtant pas à la fête en cette morne année 1979. A l’aube d’une nouvelle décennie, le Royaume-Uni élit Margaret Thatcher, la « dame de fer », comme Première ministre. Les temps sont désenchantés, et le futur semble sombre. La société anglaise est mise à l’épreuve d’un chômage en pleine croissance, le contexte politique et social est tendu. Même l’attractivité du Soho festif des années 1960 n’a pas survécu à l’aigreur ambiante. « L’Hiver du mécontentement » porte bien son nom.
« [Londres] était brisé, c’était un endroit horrible. »
Dans cette atmosphère morose, Steven John Harrington – le futur Steve Strange – est arrivé à Londres du Pays de Galles à 15 ans, sans un sou en poche. Comme son compère Rusty Egan, londonien et batteur jouissant déjà d’une certaine célébrité, Steve Strange a fréquenté la scène punk de l’époque. Il a même travaillé à Seditionaries, ex-Sex, la scandaleuse boutique tenue par Vivienne Westwood et Malcom McLaren, le manager des Sex Pistols. Mais si la rage et le nihilisme punk sont passés par là, à la fin des années 1970, ils s’essoufflent créativement et se commercialisent.
Strange et Egan rêvent d’autre chose, de sophistication et d’un nouveau maniérisme. La fête semble être le seul terrain d’expression qu’ils peuvent investir pour changer les règles. Tous deux lancent les nuits Bowie du mardi soir, forme d’hommage au chanteur futuriste, et à ses métamorphoses stylistiques. Puis ils louent un vieux bar poussiéreux, à Covent Garden, où ils emmènent avec eux une poignée d’habitués des nuits Bowie. Tous ensemble, ils vont faire du Blitz Club une cathédrale électrique et subversive où le paraître est la raison d’être.
Le Blitz, un lieu d’expérimentation alternatif
Au Blitz, les Londoniens vont découvrir une musique qu’on ne trouve nulle part ailleurs. DJ Rusty Egan imagine au fil de l’eau une véritable expérimentation musicale, loin des genres appréciés de la jeunesse anglaise à l’époque, la northern soul et le punk. Sur cette bande-son radicale, éclectique et avant-gardiste, David Bowie est toujours bien présent ; à ses côtés, pêle-mêle, la musique électronique du groupe allemand Kraftwerk, la musique punk sur synthétiseur de Gina, la disco robotique de Giorgio Moroder, les premiers disques de new-wave comme ceux de Soft Cell, ou encore Marlène Dietrich. Dans ce bouillon musical inédit, de nouvelles manières de danser, de se montrer, s’inventent au même rythme.
C’est l’autre face de la paillette Blitz, que les tabloïds surnommeront plus tard le paradis des poseurs : on y vient pour être fabuleux et ne ressembler à personne d’autre. C’est à qui aura la tenue la plus originale et la plus extravagante, à tel point que les soirées se font presque performances, sous l’œil aiguisé de Steve Strange, improvisé videur, qui n’hésite pas à refuser l’entrée à Mick Jagger, le chanteur des Rolling Stones, pour faute de look ennuyeux. Comme dans la chanson de Bowie, on n’entre au Blitz que fermement décidé à être un héros « juste pour un jour ».
Devoir d’extravagance
Situé entre deux célèbres écoles d’art de Londres, Central School et St Martins, le Blitz devient un véritable terrain de jeux pour les étudiants qui courent en surplus militaires, boutiques Oxfam et autres friperies pour trouver de quoi dessiner les silhouettes les plus incroyables. Les principales figures du Blitz viennent de milieux peu favorisés ; certains, comme Steve Strange, Stephen Jones ou Boy George vivent dans des squats ; mais même sans un sou, il s’agit d’être le plus extravagant sur la piste, d’où une véritable culture du détournement, de la seconde main et un foisonnement de créativité hérité du punk et exacerbé de la manière la plus baroque possible. Couleurs vives, coupes volumineuses, maquillage extravagant et coiffures excentriques deviennent leur signature, composant un style flamboyant, maximaliste et androgyne, inspiré de la mode victorienne, des cabarets berlinois des années 1930 comme des dandies de la fin du XIXe siècle, du glam rock ou de la science-fiction.
Au début, ceux qui deviendront les « Blitz Kids » ne sont qu’une cinquantaine d’habitués : artistes et musiciens en devenir, étudiants, poseurs, ambitieux. Mais rapidement, le Blitz fait l’effet d’une déflagration dans un Londres stagnant et brutal, et attire un public toujours plus nombreux. Il y a aussi une face plus sombre : culture de l’excès, sexe, drogues et drames défraient la chronique. Mais un vent de liberté souffle sur cette communauté en pleine émancipation, qui ouvre aussi un espace de sécurité pour les personnes queer avant le choc des années sida.
La fin du Blitz et son héritage
Finalement adoubé par David Bowie, le Blitz Club est vendu par son propriétaire après un an et demi d’existence, au moment où il perd son statut de lieu marginal et secret pour devenir la nouvelle coqueluche de Londres. Ses oiseaux de nuit, surnommés « Blitz Kids », entrent alors dans la postérité sous le nom de « Nouveaux romantiques ». Malgré les efforts de ses fondateurs, la flamme du Blitz Club ne se ranime pas et disparaît non sans avoir servi de tremplin expérimental à certaines des figures les plus emblématiques de la mode et de la musique : la chanteuse de soul anglaise Sade, le designer John Galliano, Vivienne Westwood, Michele Clapton, designer des costumes de Game of Thrones, pour ne citer qu’eux ou encore les groupes Duran Duran, Spandau Ballet ou Culture Club, sans parler du Visage de Steve Strange dont le single « Fade To Grey » est encore aujourd’hui dans tous les esprits.
En prenant son essor, le mouvement, comme tous les mouvements alternatifs, perd son essence, sa mystique, son secret, il disparaît en transcendant le petit groupe à son origine. Mais aujourd’hui encore, le « Nouveau romantisme » marque notre imaginaire et inonde nos esprits d’échos d’une fête lointaine et éphémère.
Jeanne-Constance Vallet
Illustration : Mila