Prendre l’avenir à bras-le-corps

par Albéric DE LAGARDE

La vague de vandalisme sur des statues survenue dans le sillage des manifestations de protestation contre la mort de Georges Floyd durant l’été 2020 a alimenté une vive polémique estivale. Ressorti du fond de livres que plus grand-monde ne lisait, Colbert s’est retrouvé au cœur d’un débat houleux qui opposait, dans les grandes lignes, les nouvelles générations de militants antiracistes à une vieille garde de conservateurs. De l’autre côté du spectre politique, la récente montée en puissance d’Éric Zemmour dans les sondages s’appuie en partie sur son image de fin connaisseur de l’histoire du pays. Ces deux phénomènes posent la question du récit historique sur lequel s’appuie notre société. Or, ce récit commun est un facteur structurant de notre identité, ce qui rend le débat sur son écriture et sa diffusion d’autant plus virulent. 

 

En France, la nation s’est beaucoup appuyée, dans son lent processus de construction au XIXe siècle, sur la connaissance et l’interprétation de son passé. Non pas qu’elle soit le seul pays où se met en place un récit des origines, mécanisme propre à chaque communauté cherchant à ancrer son identité. Mais en France, l’histoire a pris une importance cruciale dans la solidification du sentiment national. Dans Les lieux de mémoire, Pierre Nora dirige une enquête sur le rapport de notre pays avec son passé, et sur les liens entre histoire, mémoire et identité. Il montre l’importance qu’a pris, au XIXème siècle, la rédaction d’un récit historique visant à faire de la France une nation venue du fond des âges, à l’histoire admirable. La mythification de cette histoire qui se lit au gré des batailles et des grands héros conduit l’historien à la qualifier de “roman national”, expression qui a fait florès depuis. On peut dégager deux figures essentielles de la construction de ce récit. Jules Michelet, d’abord, auteur d’une monumentale Histoire de France, partant des Gaulois jusqu’à la Révolution, à laquelle le professeur du Collège de France a consacré une étude tout aussi monumentale. La deuxième figure, qui joue un rôle décisif dans la diffusion du roman national dans la population, est sans conteste Ernest Lavisse, réformateur de l’enseignement de l’histoire et de l’Université après la défaite de 1870. Son manuel scolaire, réédité jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, s’ouvre par la phrase restée fameuse : “Tu dois aimer la France parce que la nature l’a faite belle et son histoire l’a faite grande.”. Les historiens, s’inspirant de l’exemple prussien, font de la connaissance du passé une arme de la revanche. Le récit qu’ils produisent est ensuite relayé par les professeurs pour forger une identité française, nationale et républicaine. Cette histoire renvoie plus, en réalité, à la mémoire, aux affects, qu’à l’histoire froide et rationnelle. Elle a pourtant pris une place fondamentale dans la constitution de la France comme nation, à tel point que Pierre Nora qualifie l’Hexagone de « Nation-mémoire ». 

 

Toutefois, cette vision du passé a été contestée tout au long du XXème siècle, au point de faire presque disparaître le roman national. Sa décomposition est due aux évolutions de la discipline historique d’un côté, et de l’autre aux mutations de la société. Les historiens, en effet, déconstruisent le roman national par une “subversion intérieure d’une histoire-mémoire par une histoire-critique” (Pierre Nora). Les premières remises en cause surviennent au cours des années 1930, avec l’émergence d’une nouvelle école historique, les Annales. Groupés autour des figures de Lucien Febvre et de Marc Bloch, des historiens changent de méthode en délaissant l’histoire politique et événementielle traditionnelle pour s’attaquer à l’histoire “par le bas”. Les mouvements économiques, démographiques et sociaux sont mis en valeur. Cette nouvelle approche ouvre l’histoire à d’autres sciences comme l’économie ou la sociologie, et délaisse l’individu pour s’intéresser aux mouvements de fonds, massifs, quantitatifs. Une seconde génération, autour de Fernand Braudel, théorise les trois temps de l’histoire. Le temps long est celui des facteurs géographiques, qui pèsent sur la marche de l’humanité de manière presque insensible. Le temps moyen correspond aux facteurs économiques et sociaux. Enfin le temps court, plus traditionnel renvoie à l’événement, aux acteurs, aux décisions. La troisième génération de l’école des Annales nourrie d’anthropologie structurale, s’intéresse à l’histoire des mentalités, essayant de recomposer “l’outillage mental” (une formule de Lucien Febvre) des peuples anciens. Depuis lors, les gender studies, et les postcolonial studies, venues des Etats-Unis, ont permis de mettre à jour de nombreux objets jusque-là délaissés. Mais le plus grand bouleversement historique survenu depuis les années 1990 est sans doute celui de l’histoire transnationale puis mondiale. Le cadre même de la nation comme objet d’histoire se trouve bouleversé. On s’intéresse aux échanges, aux flux, aux influences réciproques d’un continent à l’autre. On traque, dans l’histoire française, ce qui n’était pas français. Ce mouvement d’une exceptionnelle fécondité a abouti, dans l’hexagone, à la parution très controversée de l’Histoire mondiale de la France, dirigée par Patrick Boucheron, en 2017. Ainsi les historiens ont-ils cessé de se faire les intellectuels organiques de la construction nationale. 

 

Le roman national a aussi dû subir, en parallèle, les mutations profondes de la société française. Les catastrophes du XXème siècle, et le réveil progressif d’une mémoire juive, corrélés à l’angoisse du déclin, minent l’optimisme et la fierté avec laquelle les Français regardaient leur passé. Dans les années 1960, la décolonisation taille une brèche dans le récit de la France coloniale, imbue de sa “mission civilisatrice”. L’intégration progressive de populations immigrées venues d’autres continents fragilise aussi un récit autrefois centré sur l’histoire de l’Hexagone. L’accélération de la mondialisation, et l’intégration européenne, ont également retranché des franges entières de la société dans l’exaltation des particularismes locaux. Quiconque s’intéresse à l’histoire du catharisme est ainsi surpris de constater la formidable inflation de production à ce sujet dans les années 1970. Les Albigeois, comme beaucoup d’autres épisodes de l’histoire de France, ont été tirés de leur silence par des armées d’érudits qui ont contribué au développement d’identités régionales que la Troisième République s’était échinée à briser. Pierre Nora le note : “La fin de l’histoire-mémoire a multiplié les mémoires particulières qui réclament leur propre histoire”. De fait, la conception grandissante, à gauche, de la société comme une “addition de minorités”, pour reprendre les mots de Rosanvallon, encourage l’éclatement des mémoires, avec une multiplication des groupes (minorités ethniques, religieuses, sexuelles…) revendiquant une place dans l’histoire officielle. Ainsi, la multiplication des lois mémorielles, les déboulonnages de statues, les protestations contre l’absence de femmes au Panthéon sont des symptômes de ce phénomène d’éclatement des mémoires.

 

Si l’on se place d’un point de vue historique, ces multiples entailles dans le vieux récit de la France intemporelle semblent positives, car elles apportent une connaissance plus nette du passé. Portées dans le champ de la politique, ces incartades contre l’histoire “à l’ancienne” soulèvent des problèmes. Il semble en effet qu’aucun récit ne parvienne de nos jours à rassembler les Français autour d’une identité commune. D’un côté, des franges progressistes contestent l’histoire officielle, mettant à jour ses oublis, ses ratés, sa face sombre. De l’autre, une partie de la population encore attachée à ses vieilles références défend bec et ongle le récit poussiéreux, car à travers lui, c’est son identité qu’elle entend préserver. Cet alignement entre le vieux récit et l’identité d’une certaine France qui se sent menacée est le créneau sur lequel M. Zemmour déploie son énergie. 

 

Le roman national était le récit d’une France impérialiste, blanche, catholique et positiviste, lancée à pleins tubes sur les rails de la croissance et assise confortablement à la table des grandes puissances. Depuis la Seconde Guerre mondiale, cette France a disparu, et avec elle le vieux récit qui faisait d’elle une nation. M. Zemmour, et la droite en général, voulant le ressusciter, nient presque un siècle d’évolution intellectuelle, culturelle et sociale. Se faisant, ils sont incapables de proposer un récit d’avenir, structurant pour une population plurielle. Mais les attaques violentes de franges de gauche sur les symboles de notre récit sont-elles la meilleure option pour rassembler la société ? Par ces mesures plus symboliques que réfléchies, ne risque-t-on pas de pousser les conservateurs dans leurs retranchements ? Pour répondre aux crises d’identité profondes qui traversent tous les pans de la société française, il faudrait faire émerger un nouveau récit, plus inclusif, plus érudit mais aussi plus consensuel, dans lequel tous les Français, à défaut de s’identifier pleinement, pourraient se reconnaître. Alors il sera possible de rebâtir une société capable, ayant conscience de son passé, de prendre l’avenir à bras-le-corps. 

 

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