Les mémoires de la guerre au Japon constituent un contentieux abrasif entre l’archipel et ses voisins. Le sanctuaire Yasukuni matérialise les contradictions politiques en matière de diplomatie mais aussi de sécurité.
Le sanctuaire Yasukuni (靖国神社) représente un sujet délicat pour le gouvernement japonais. Car il renvoie directement au passé impérialiste du Japon et aux crimes contre l’humanité commis par celui-ci dans le cadre de son expansion militaire avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Les réactions qu’il suscite sont aussi vives à l’étranger, en particulier en Chine et en Corée du Sud, qu’à l’intérieur de l’archipel où une partie de la société civile souhaite accomplir un travail de mémoire semblable à celui qui fut réalisé par l’Allemagne post-hitlérienne. Ainsi, le sanctuaire Yasukuni constitue une gêne diplomatique et mémorielle qui reflète tant la situation actuelle du pays que son évolution depuis deux siècles.
En langue française le terme sanctuaire est synonyme de temple ou alors fait écho à la partie la plus sainte d’un temple. Cependant, dans le contexte de traduction du japonais au français, il devient nécessaire d’opérer une distinction claire entre les deux. Par convention, les sanctuaires sont les édifices religieux consacrés à la religion shintô. Tandis que, les temples, sont associés au culte bouddhiste – historiquement très répandu sur le territoire japonais.
Le sanctuaire du Yasukuni jinja a été construit en 1869 sous le règne de l’empereur Meiji. Initialement nommé Tôkyô Shôkonsha, il sera rebaptisé Yasukuni Jinja en 1879. Le shintô, ou shintoïsme, est un terme générique qui rassemble plusieurs rîtes japonais en une religion fondée sur l’animisme, où est incarnée dans un objet, un élément, un lieu ou un animal chaque divinité de son panthéon. Le sanctuaire du Yasukuni est un produit du shintô impérial aussi appelé shintô d’État. Le shintô, en tant que regroupement de divers rites, pratiques, et croyances, est un courant religieux pluriel. C’est pourquoi le qualificatif « impérial » est ici nécessaire. Cette sous-catégorie désigne le processus théologico-politique qui a permis la consolidation du nationalisme japonais autour de la figure impériale, personnification de la religion d’État.
Le sanctuaire fût érigé à l’origine pour démontrer la puissance impériale et rendre hommage aux soldats qui ont servi l’Empire au prix de leur vie ; ces militaires japonais morts pour la patrie et l’Empereur. Ce sanctuaire représente le sommet du système commémoratif japonais et fut financé par l’État jusqu’en 1946. Le militarisme japonais connait son apogée lors de la première moitié du vingtième siècle ; si bien que l’essentiel des noms qui y sont enregistrés à ce jour date de la guerre du Pacifique et de la Seconde Guerre mondiale, entre 1937 et 1945 – période qui est aussi le nadir des relations entre le Japon et les peuples et États de la zone Asie-Pacifique.
À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la classe dirigeante japonaise amorce un processus de modernisation de ses institutions pour se hisser aux standards des empires occidentaux, se soustraire à leurs appétits impérialistes et rivaliser avec leur puissance. La volonté de devenir une nation considérée comme « civilisée » et « puissante » sur la scène internationale conduisit à une unité politique et religieuse placée sous la bannière du shintô avec l’Empereur, descendant revendiqué de la déesse-soleil Amateratsu.
En suivant le modèle européen du XVIIIe siècle, l’État japonais emprunte le chemin du militarisme en associant le rayonnement international de l’archipel à la conquête territoriale. L’explication officielle du gouvernement est qu’en vertu d’un droit naturel, les populations avec lesquelles le Japon prétend partager un patrimoine génétique doivent être assimilées à l’empire du Japon, doctrine exposée notamment dans un rapport du gouvernement japonais de 1943 intitulé Enquête de politique mondiale avec la race Yamato [ethnie majoritaire de l’Archipel, n.d.l.r] comme noyau (大和民族を中核とする世界政策の検討, « Yamato Minzoku o Chūkaku to suru Sekai Seisaku no Kentō »). La mobilisation générale du pays du Soleil Levant et l’exploitation des populations des régions occupées permettront au Japon une expansion territoriale sans précédent dans son histoire.
Le nationalisme expansionniste se révèle de plus en plus inquiétant pour les occidentaux lorsque la Société des Nations envoie la mission Lytton en 1932 en réponse à l’annexion d’une partie du territoire Mandchou par le Japon. L’Empire est alors perçu comme une menace, tant par les puissances coloniales européennes établies en Asie que par les États-Unis qui entendent conserver leurs positions et possessions dans le Pacifique.
Le gouvernement japonais de l’époque ne souhaite pas se contenter d’un rayonnement pacifique et de possessions maritimes. Il désire assurer ses positions sur le continent. La domination japonaise de l’espace asiatique se fait cruellement sentir pour les puissances européennes, dont les ressources et capacités sont mobilisées par les guerres qu’elles se livrent entres elles. L’occupant japonais met en place l’apprentissage de la langue et des principes du shintô dans les territoires annexés, et présente le sanctuaire du Yasukuni comme le lieu de commémoration des héros de guerre de l’Empire, faisant de celui-ci l’épicentre de l’assimilation des populations conquises en instituant le culte de leurs conquérants. Ceci est l’une des premières contradictions que présente cette politique expansionnisme. Les mémoires sont en proie à la subjectivité des partis concernés. Les héros de guerre de la nation conquérante y sont alors des personnages craints, souvent méprisés ou haïs par les populations conquises, à l’image des troupes allemandes en Europe durant la même période.
L’épisode du massacre de Nankin de 1937 perpétré par l’armée japonaise est la tragique illustration de cette politique expansionniste. Après trois mois de résistance, la capitale de la Chine nationaliste subit un assaut meurtrier de l’armée japonaise qui laisse des centaines de milliers de victimes dans son sillage. Celui-ci a notamment marqué les esprits par les massacres de civils et les viols collectifs de masse perpétrés à l’encontre de femmes et de fillettes. Cet évènement a entaché à jamais les relations sino-japonaises. Si bien que tout représentant du gouvernement japonais se rendant en Chine s’excuse officiellement de ces faits d’une violence extrême.
Une fois le nationalisme japonais soufflé par les assauts nucléaires des États-Unis en 1945, le Japon n’est plus unique maître de ses choix politiques. La conférence de Postdam établit les conditions d’occupation du territoire par les troupes américaines. Il lui est imposé un régime sur le modèle démocratique et laïc. L’objectif des États-Unis est de transformer le pays et non de punir une nation entière comme cela avait été fait avec l’Allemagne en 1919. La première étape est le procès des coupables. Le procès de Tôkyô de 1946 (aussi appelé le « Nuremberg asiatique ») a permis de juger plusieurs milliers de responsables de l’armée japonaise suivant trois degrés de gravité d’exactions. Nombre d’entre eux seront condamnés à l’emprisonnement à perpétuité ou à la peine capitale. Le procès n’a pas émis de verdict pour la totalité des faits reprochés au Japon et, ce verdict n’a pas été unanime. Parmi le panel de juges internationaux, seul Radha Binod Pal, indépendantiste indien, a jugé le Japon non coupable et par conséquent admis la légitimité du nationalisme japonais.
Même en tenant compte de la « faillibilité et des biais » de la « justice des vainqueurs » qu’évoquent les révisionnistes japonais, est-il légitime d’associer les noms de criminels – déclarés coupables des plus graves accusations – à la commémoration des morts pour la patrie ? La réponse est « oui » pour les cellules ultra-nationalistes et révisionnistes japonaises. Désireuses de redonner au Japon sa forme impériale, uni par les croyances shintô et régi par l’Empereur, celles-ci s’opposent à la nouvelle Constitution adoptée en 1946. Cet élan de démocratie instaura la souveraineté populaire et établit un régime parlementaire bicaméral. Quant à l’Empereur, il est réduit à un rôle strictement symbolique et cérémonial.
La séparation de l’Église et de l’État par la constitution de 1946 entraîne la fin du financement des sanctuaires par l’État, Yasukuni Jinja y compris. Le sanctuaire est alors racheté pour les ultra-nationalistes japonais qui sont encore aujourd’hui ses propriétaires et administrateurs.
Malgré tout, les visites commémoratives initiées par le premier ministre Yasuhiro Nakasone dans les années quatre-vingt et entretenues par Ichirô Koizumi font polémique. D’une part à cause de l’association du lieu avec les segments ultra-nationalistes du paysage politique japonais et d’autre part à cause de la présence de treize personnes condamnées pour crime contre la paix lors du tribunal de Tôkyô sur les listes commémoratives. Ces visites sont interrompues en 2015 pendant le mandat du premier ministre Shinzô Abe, pourtant proche de l’influent lobby nationaliste Nippon Kaigi. Derrière cette décision qui apparaît comme une concession faite à la gauche et aux pays anciennement sous occupation japonaise, se dévoile l’ambition stratégique de réaffirmer le rayonnement diplomatique japonais en Asie. Cette décision a en effet pour avantage d’écarter toutes suspicions d’extrémisme dans les cercles dirigeants japonais, et de continuer l’apaisement des relations avec ses voisins tels que la République Populaire de Chine ou la Corée du Sud.
Une telle concession symbolique permettait également de détourner l’attention d’une question aux conséquences politiques bien plus concrètes : la modification de l’article IX de la Constitution japonaise, sujet d’âpres divisions au sein de la classe dirigeante de l’archipel. Cet article affirme le caractère pacifique du pays et interdit la création d’une armée, laissant la sécurité du pays à la charge des Forces d’Auto-Défense Japonaise (FADJ), aux effectifs et attributions fortement limités tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières du Japon. Malgré l’assouplissement des restrictions imposées aux FADJ depuis leur intervention en Irak en 2003 aux côtés des troupes coalisées menées par les États-Unis, l’article IX reste un barrage à la montée en puissance militaire japonaise, ce qui n’est pas pour plaire à tout le monde, en particulier aux proches du Nippon Kaigi et autres cercles conservateurs ou nationalistes. Les ultra-nationalistes s’opposent à cet article, symbole selon eux d’une constitution imposée par les troupes d’occupation Américaines, tout autant qu’à la présence de leurs bases militaires sur le sol japonais et au mouillage de leurs porte-avions dans les eaux territoriales de l’archipel. Encore en 2020, l’essentiel du dispositif militaire américain au Japon (soit environ vingt-sept mille soldats) est concentré sur les îles d’Okinawa au Sud-Ouest de l’archipel.
Compte tenu de sa position au niveau régional et international, le cas du Japon montre que la complexité des relations internationales ne permet pas de considérer le sanctuaire Yasukuni comme un simple lieu de recueillement, mais comme le souvenir de la loyauté à l’Empire. Il offre aux ultra-nationalistes un espace d’expression à leur discours négationniste des atrocités commises lors des guerres de conquête menées par le Japon impérial, qu’il s’agisse du massacre de Nankin en Chine, du système de prostitution forcée des « femmes de réconfort » en Corée, ou l’existence de centres d’essais militaires sur des cobayes humains tel que l’unité 731 en Mandchourie – semblables aux blocs d’expérimentations établis par les nazis dans les camps de concentration et d’extermination en Europe. Le Yasukuni incarne le soutien à l’Ancien Régime. C’est pourquoi les membres du gouvernement qui s’y rendent prennent un risque énorme vis-à-vis de la bonne tenue des relations extérieures du pays, et de l’opinion publique qui rejette en majorité cette orientation idéologique et mémorielle. En définitive, la sacralité du Yasukuni est entravée par la nostalgie nationaliste d’une partie du paysage politique et intellectuel japonais, et continue de susciter les passions de ses anciens ennemis chinois conscients de la fragilité de la paix.
Elodie Lopez da silva