Un article initialement paru dans le numéro 42 « Décrocher la Lune »
Les États-Unis d’Amérique sont construits autour de leur histoire migratoire. Qu’est-ce qui fait de ce pays une destination phare pour de nombreuses personnes souhaitant changer de mode de vie? Le cas des infirmières philippines permet de revenir sur les enjeux sociaux qui rythment les flux migratoires.
L’Amérique du Nord, quand elle était encore une colonie britannique, était déjà considérée comme une terre d’asile, une terre de renouveau, une terre de tous les possibles.. Malgré des politiques de restriction de l’immigration, les flux migratoires en direction des États-Unis persistent. D’Ellis Island au XXe siècle, située à New York, à la frontière mexicaine actuelle, les portes d’entrée se multiplient. En 2015, 48 millions de personnes habitant aux États-Unis sont nées à l’étranger, soit 15% de la population, faisant de lui le premier pays d’accueil de migrants[1].
Le rêve américain a pris plusieurs visages : celui de l’explorateur, d’abord, puis celui du pionnier à la recherche d’un idéal religieux ou politique, mais aussi celui du chercheur d’or, ou de l’artiste ambitieux. Aujourd’hui encore, de nombreuses personnes choisissent les Etats-Unis en espérant avoir accès à un meilleur confort de vie. L’American way of life, longuement diffusé dans l’industrie cinématographique, fait rêver les habitants des pays en développement. L’espoir de pouvoir accéder à la propriété et à une consommation simplifiée décide les immigrés à choisir les États-Unis.
Les infirmières philippines : un exemple de rêve brisé par le plafond de verre
Les infirmières philippines ne font pas exception. Attirées par des salaires alléchants et la promesse d’une vie meilleure, elles sont 80% à sauter le pas et à aller s’installer à l’étranger. Les liens entre les Philippines et les États Unis sont très étroits du fait du passé colonial qui les unit. L’année 1946 marque l’indépendance des Philippines et la fin de la libre circulation de ses infirmières vers le pays américain. Un régime de quotas se met ensuite en place, ce qui limite drastiquement les départs.
Néanmoins, le manque de main d’œuvre pousse les autorités états-uniennes à réviser leur politique d’immigration. Dès 1965, la loi sur l’immigration favorise la venue des étrangers qui travaillent dans le secteur médical, s’ils s’engagent à travailler deux ans dans les hôpitaux publics et à repartir par la suite. Des organismes de recrutements sont également payés directement par les États-Unis : ils touchent entre 2000 et 5000 dollars par infirmière recrutée. Ces dernières sont d’autant plus encouragées à partir que les frais de transport sont pris en charge. C’est à une véritable institutionnalisation de la migration qu’on assiste. En effet, les États-Unis codifient et organisent les études d’infirmières aux Philippines. Ils insistent sur l’apprentissage de la langue anglaise mais aussi une professionnalisation américaine du métier d’infirmière avec la disparition, dans son intégralité, de la médecine traditionnelle, auparavant très présente. De plus, la profession devient extrêmement genrée : être infirmière en étant un homme est mal vu.
Le gouvernement philippin profite également de ces migrations. En effet, les infirmières qui décident de partir aux États-Unis ont toujours de la famille aux Philippines et leur envoient de l’argent régulièrement. Ces fonds permettent alors aux familles d’accroître leur pouvoir d’achat tout en soutenant l’économie nationale.
Cependant, cet exode connaît sa part d’ombre : il permet, d’un côté, un certain essor économique de l’archipel, mais, de l’autre, il provoque une crise des hôpitaux philippins en sous-effectifs. Cette crise, accentuée depuis la pandémie de Covid-19, ne permet plus au système de santé de fonctionner convenablement. Malgré la surreprésentation des apprenties infirmières dans le corps des étudiants philippins, elles ne sont que très peu à rester dans leur pays. Inexorablement attirées par cette terre de tous les possibles et par l’American way of life,elles partent avec l’intime espoir d’améliorer leurs conditions de vie,
La xénophobie : un frein persistant à l’intégration socioprofessionnelle
Malheureusement la vérité sur place est très différente de leurs attentes. Lorsqu’on lit les entretiens réalisés par Miriquita Davinson-Panizza2, on apprend la désillusion de ces femmes qui se retrouvent confrontées au « plafond de verre» que constitue la xénophobie institutionnalisée. Effectivement, on peut remarquer un clivage de traitement entre les employés américains et les travailleurs philippins. Celui-ci passe par différents aspects: les regards, les remarques mais aussi les rapports avec la hiérarchie et le salaire .
En effet, les infirmières philippines ne gagnent, en moyenne, que 59% du salaire des employés américains. Par ailleurs, leur statut d’infirmière est moins bien reconnu qu’aux Philippines : les relations avec les médecins comme avec les patients sont difficiles. La politesse à leur égard est proscrite dans leur quotidien à l’hôpital. Elles sont des travailleuses temporaires, et s’engagent à ne rester que deux ans sur le territoire, ce qui encourage différentes formes de violences psychologiques à leur égard. Malgré la nécessité pour les États-Unis d’engager ces femmes, elles ne peuvent pas toucher au rêve américain, et n’ont accès ni à la propriété ni à un pouvoir d’achat vraiment important. Si elles effleurent leur rêve, la xénophobie, qui entretient leur situation précaire, les empêche de décrocher la Lune.
Le Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) définit le rêve comme une «suite d’images, de représentations qui traversent l’esprit, avec la caractéristique d’une conscience illusoire telle que l’on est conscient de son rêve, sans être conscient que l’on rêve». Finalement, le rêve américain porte bien son nom. Il s’agit bien ici d’une image collective de l’ “American way of life”, qui ne reste qu’une illusion, un idéal atteint seulement par une minorité. La réalité des infirmières philippines nous montre que la vie utopique qui résonne en chacun lorsque l’on pense à l’Amérique est très loin de celle menée véritablement sur place.
Suzanne Busson
Illustration : Céèf
[1] Pison, Gilles. « Le nombre et la part des immigrés dans la population : comparaisons internationales», Population & Sociétés, vol. 563, no. 2, 2019, pp. 1-4.
[2] Mariquita Davison-Panizza, “Les infirmières philippines dans l’hôpital américain : une expérience interculturelle”, Face à face , 1 | 1999