La possibilité des ruines

Des temples il ne reste que de beaux vestiges. Incapables de ressusciter les rites qui les habitaient, contentons-nous d’une modeste économie des biens publics qu’ils constituaient.

Comment forcer le respect ? Voilà l’urgence politique partagée équitablement par les gouvernements et les prêtres, et pas uniquement parce qu’ils ont souvent exercé un office commun. Privée des moyens superlatifs de l’État moderne, l’autorité n’est au fond qu’affaire d’adhésion. Les prêtres comme les législateurs s’en inquiètent, et ne sont jamais avares de moyens de rappeler à tous ici-bas l’évidence et la force de la révélation qu’ils professent. Bref, il faut donner le change pour sauver son siège.

Ainsi la fonction du templum est-elle idéale : reproduire dans l’espace—c’est-à-dire de la manière la plus concrète possible—la distinction que la religion opère en se démarquant du sacré. Ici s’arrête le profane, et, caché derrière ce bâtiment de pierre massif, qui si possible détonne et défie l’entendement, se trouve le sacré. Le temple est un projet public qui transforme l’arbitraire des institutions en expérience commune et grisante du nécessaire.

C’est cette interprétation politique du temple qui permet d’en faire une lecture d’économiste. De fait, l’économie, dont l’impérialisme épistémologique n’est plus à démontrer, pourrait très bien proposer une économie de la croyance, comportementale et individuelle. Mais les temples sont d’abord une question d’économie politique : comment des biens publics qui représentent une telle part de la richesse totale ont-ils pu voir le jour ? 

De tels biens publics seraient soit la manifestation d’un consentement à payer collectif, et donc les vestiges de notre capacité à ériger du commun, soit une forme de contrepartie payée par le pouvoir aristocratique pour un statu quo social, et par conséquent les vestiges d’un ordre social tenu par une redistribution implicite et symbolique. 

Ces questions, hypothèses invérifiables, resteront sans réponse—en cause l’absence de statistiques antiques notamment—A. H. M. Jones, historien de l’économie antique, appelait à ce titre à se contenter de « minces conjectures ». Néanmoins, nous pouvons détailler nos interrogations, en veillant à ne considérer les temples que comme autant de biens publics exceptionnels. De fait, ne nous sont parvenues que des ruines, de sorte que les temples ne peuvent être pris pour ce à quoi ils étaient destinés, victimes de l’insignifiance radicale à laquelle semblent condamnés les vestiges d’un contexte anthropologique dont il ne reste presque rien—à la suite de Florence Dupont, dans L’insignifiance tragique (2001), comme pour le théâtre antique, le caractère irrécupérable des rituels jette un doute dirimant sur notre capacité à en comprendre quoique ce soit.

Bref, c’est moins le temple qui nous intéresse, que le consensus public qui en permet l’édification, que nous pensons improbable aujourd’hui. Les temples et leurs ruines nous mettent moins face à notre inconsistance métaphysique que devant la disparition des projets publics monumentaux d’initiative commune.

Savoir s’il faut s’en réjouir ou le déplorer, là n’est pas la question ; essayons simplement de tirer profit de cette question pour le débat : de quoi les temples sont-ils le plus les ruines ?

A noter d’emblée que nous choisissons ici une perspective hérétique, car le religieux pose un dilemme dont on ne sort jamais : soit on en est et l’on adopte le dogmatisme d’un croyant, soit on s’en exclut et l’on est un spectateur auquel échappe la dynamique interne de la religion. Il s’agit donc de parler des temples sans les prendre trop au sérieux. Par ailleurs, la religion antique était profondément civique, justifiant a fortiori une analyse des temples comme biens publics. A cet égard, les travaux de Pauline Schmitt-Pantel et Louise Bruit-Zaidman détaillent les diverses modalités de l’adhésion religieuse antique, loin d’être unanimes. 

La fonction du temple est si simple, son ambition si claire, que son effet persiste jusqu’à nous : les ruines des temples parlent d’elles-mêmes, et l’on comprend de quoi il s’agit sans jamais assister à un seul de leurs rites.

A ce compte-là, il n’est pas étonnant que les régimes fascistes et nazis, inquiets de leurs postérités et conscients de cette hystérèse des cultes empierrés, s’en saisissent. Mussolini fait excaver les fora, ravaler le Colisée et dresser les cartes de l’empire sur la via dei fori imperiali, ranimant les temples pour s’inscrire dans le sens de l’histoire ; le Reich, fasciné par l’Antiquité, érige ses propres temples avec pour projet une architecture ruiniste, c’est-à-dire qui dessine des bâtiments grandioses parce qu’ils donneront de belles ruines. Voilà à quoi tient le vertige moderne suscité par les temples : ils signalent le passage d’une civilisation cohérente, d’une communauté inspirée. Albert Speer, architecte du IIIème Reich, sera l’exécutant de ce fantasme, son cahier des charges comprenant autant le triomphalisme du Reich que les vestiges millénaires qui resteront comme le témoignage irréfutable de sa grandeur—comme le montre Johann Chapoutot notamment. Une telle efficacité symbolique ne tombe pas du ciel : la grande question est de savoir quel consensus permet de les financer—i.e. qui ne tienne pas de l’arbitraire mais du projet.

Quelle part de la richesse la construction d’un temple pouvait-elle mobiliser ? S’il est tout à fait impossible de fournir une estimation robuste pour l’Antiquité, il est aisé de montrer que les temples constituaient des projets d’une ampleur inédite, dépassée dans l’histoire que par les dépenses de guerre. Un exemple parmi tant d’autres est la reconstruction du temple d’Artémis à Éphèse, financée par plusieurs cités alliées. Chacune des près de 130 colonnes aurait coûté 40 000 drachmes, soit 850 talents ; à titre de comparaison, un travailleur spécialisé était payé 2 drachmes par jour en moyenne, et les salaires sur les deux ans d’expédition des 5 100 hoplites de l’armée de Périclès, décisifs à Potidée, représentent un total d’environ 900 talents. Bref, de grossiers ordres de grandeurs permettent de saisir l’ampleur faramineuse des ressources employées, représentant une part très conséquente de la richesse totale. Une telle capacité de financement des biens publics pose largement question, surtout depuis notre époque où des budgets concentrant autant de ressources pour un seul ouvrage public sont extrêmement rares, sinon existants—l’un des projets les plus pharaoniques du moment, l’EPR, réacteur expérimental pour la fusion atomique, et ses 19 milliards de budget, ne représente que 0,8% du PIB français.

Qui finançait de tels ouvrages ? La question du seuil nécessaire au financement d’un bien public et de la propension personnelle à contribuer est un vieux problème d’économie publique. Les temples bénéficiaient d’un système de financement mixte ; le tout est de savoir quelle était la proportion de finances publiques—avec toutes les approximations et anachronismes que cela suppose.

Les sponsors publics semblent dominer—administrations des sanctuaires, royautés hellénistiques levant des impôts spéciaux, campagnes de dons comme à Delphes ou Olympie, liturgies et autres sont primordiales. L’interprétation de ce financement grand public est rendue difficile par la structure inégalitaire et esclavagiste des sociétés antiques. Ainsi, les temples font-ils plutôt office de redistribution implicite de la fortune privée en biens publics, ou bien sont-ils de véritables exemples de projets communs, démocratiquement sortis de terre ? 

Richesse privée contre bien public. Les pratiques courantes d’évergétisme, sorte de mécénat publique aristocratique, laissent penser que les temples ne sont jamais que la manifestation d’un système de don-contre-don—ce que montre Schmitt-Pantel dans La cité au banquet. L’impôt constituait en effet une part réduite de la redistribution, infime par rapport aux contributions publiques des fortunes privées à la vie de la cité, à travers fêtes civiques, banquets, concours… et érection de temples. Les notables redistribuent ainsi leur richesse à l’ensemble des citoyens, apaisant l’agôn aristocrates-démos. Les dédicaces honorifiques témoignent de l’attachement des citoyens à ces pratiques, qui régulent la paix sociale, par temples interposés, comme le montre entre autres Otto van Nijf.

Un financement démocratique du commun. L’Exode (25) détaille la construction du tabernacle, enceinte provisoire de l’Arche d’Alliance en vue du Premier Temple. Chacun y va de sa contribution volontaire, d’étoffes en bijoux, si bien que ce temple précoce est une œuvre publique, reproduisant dans le métal l’Alliance conclue. En Grèce antique, il en va de même avec le système de dédicace des temples, qui permet un financement largement démocratique—des dispendieuses engravures sur l’autel au simple paraphe sur une colonne extérieure, toute la communauté participe.

Ainsi, l’alternative est posée. Que les temples témoignent d’une redistribution implicite ou d’un exemple de projet démocratique, ils sont toujours la réminiscence d’une capacité à créer du commun. Voilà la possibilité des ruines, souvenirs puissants de cette capacité perdue, qui nous l’espérons n’est pas condamnée à rester de l’ordre de la nostalgie tragique.

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