Vie et mort d’Elf à travers le discret personnage de Pierre Guillaumat. Histoire de la dérive d’une entreprise gaulliste chargée de l’indépendance énergétique de l’Empire néocolonial français, par tous les moyens.
1964, dans le froid sec d’un matin de février, le président d’EDF, Pierre Guillaumat, monte quatre à quatre les marches du perron de l’Élysée. Son petit-déjeuner a été interrompu par un appel de Jacques Foccart, le tout-puissant « Monsieur Afrique » du président-général Charles de Gaulle : dans la nuit, un coup d’État est survenu au Gabon. L’homme que l’empire colonial français avait choisi pour diriger ce pays après l’indépendance de 1960 a été enlevé. Immédiatement, le général de Gaulle a ordonné à Foccart d’organiser une intervention et de reprendre la situation en main, avec l’aide du patron d’EDF. Dans le bureau jouxtant celui du président, les deux hommes mettent en place l’opération militaire « Reconquête » qui sera mise à exécution dans la foulée. Dès le lendemain, avant la tombée de la nuit, le chef d’État gabonais déchu est de nouveau sur son trône et les putschistes ayant survécu aux combats attendent leur condamnation à l’exil ou aux travaux forcés. Tout revient à la normale, la pérennité des intérêts français au Gabon est de nouveau assurée. Mais cet événement laisse une question en suspens : pourquoi donc un président d’EDF participait-il à la planification d’une ingérence néocoloniale au plus haut sommet de l’État ?
La réponse tient en un mot : pétrole. Depuis quelques années un gisement gabonais est exploité par une société française et cette source d’approvisionnement est indispensable à un axe central de la politique du général : l’indépendance énergétique de la métropole. C’est là que l’on retrouve notre Pierre Guillaumat. Vingt ans plus tôt, c’est ce fils de général d’armée, ayant fait ses classes au sein du service des mines coloniales, que de Gaulle choisit pour mettre en œuvre cette grande ambition. Ce polytechnicien passé par les services secrets de la France libre commence sa mission à la direction des carburants du ministère de l’économie, d’où il dirige l’exploration des colonies françaises à la recherche de gisements miniers et pétroliers. C’est aussi durant cette période qu’il remanie les administrations chargées d’approvisionner la métropole en énergie, avec une fermeté martiale. Son penchant guerrier ne s’exprime pas seulement dans le domaine énergétique. Ministre des armées pendant l’offensive militaire française majeure de la guerre d’Algérie (le « Plan Challe » entre 1958 et 1960), Guillaumat a été un fervent défenseur de la torture. Aussi, son long passage à la direction du Commissariat à l’énergie atomique aboutira à l’essai réussi de la première bombe nucléaire française, on peut le considérer comme une sorte d’« Oppenheimer » français, les remords en moins.
Le « Clan des gabonais »
Ainsi, lorsque de Gaulle décide de restructurer l’industrie pétrolière française autour d’une seule et même entreprise, la suite est logique : la société d’état Essences et lubrifiants français (Elf) est née, et c’est Guillaumat qui est choisi pour en prendre la direction. Le journaliste spécialiste de la Françafrique, Pierre Péan, avait donné cette analyse pour le documentaire de Cédric Tourbe, Foccart, l’homme qui dirigeait l’Afrique : « Elf a servi à l’indépendance nationale pour trouver du pétrole qui ne vienne pas des majors américains, c’était une de ses fonctions, et puis sa deuxième fonction c’était de mettre de l’huile dans le système néocolonial ». C’est donc dans cette optique que Guillaumat se retrouve à téléguider des opérations militaires discrètes en binôme avec Jacques Foccart, directeur effectif des services spéciaux français (à l’époque le SDECE) sous la présidence du général de Gaulle. Cet attelage constitue les deux têtes institutionnelles de ce que l’on a appelé le « Clan des gabonais », un collectif d’hommes d’affaires, d’anciens des services de l’état et même d’authentiques truands grenouillant autour d’Elf et des réseaux de la Françafrique (ou « réseaux Foccart »).
A l’initiative de ce clan, la France se positionne, plus ou moins vicieusement, dans des conflits à forte odeur de pétrole. Comme dans l’ex-Congo Belge au début des années 60 où les « Affreux », un groupe de mercenaires à dominante française, soutiennent militairement la sécession du Katanga, une province prodigieusement riche en gisements miniers. Ou encore à la fin des années 60, pendant la guerre du Biafra où Elf-Gabon sert de base logistique pour soutenir l’indépendance de cette région du Nigéria, qui concentre l’essentiel des ressources pétrolières du pays. Des conflits « pour voir », qui auraient pu s’avérer très rentables en cas de victoire des factions soutenues, ce qui n’est finalement pas le cas. Les populations locales, elles, paient le prix fort à tous les coups. De son passage dans les « services », Guillaumat a gardé de sacrés réflexes. Les divisions d’Elf dédiées à la sécurité et à l’« intelligence » économique notamment, sont entièrement structurées par des anciens du SDECE. Réciproquement, Elf a des relais très efficaces à l’intérieur de la « Boîte ». Pierre Marion, directeur de la DGSE (qui succède au SDECE), arrivé dans les valises de l’alternance socialiste, fera un grand ménage au sein de ses équipes à la Noël 1981.
Mais malgré son statut, il restera impuissant pour balayer ce qui, au sein d’Elf, constitue le système de corruption le plus considérable de l’histoire de France et qui, en pleine connaissance du nouveau président François Mitterrand, persistera à l’alternance politique. En effet, Guillaumat, qui entre-temps a dû démissionner après avoir été victime d’une coûteuse escroquerie, avait mis en place un système efficace de financement de la vie politique française à la demande du général de Gaulle. À travers de multiples pompes dérivatives mises en place avec l’aide des sulfureux réseaux « corso-africains » (commissions, rétro-commissions, prêts occultes, comptes offshore, etc.), chacuns des courants des partis politiques de gouvernement sont arrosés et les intermédiaires ne sont pas oubliés. Toutes ces malversations sont rendues possibles par la manne conséquente que représente le commerce pétrolier et par l’opacité qui y fait loi, notamment à cette époque. Dans les faits, les citoyens des pays producteurs n’ont aucun contrôle sur les bénéfices de l’exploitation de leurs propres ressources pétrolières et ils en voient rarement la couleur. Rares exceptions : les conflits armés, où Elf pousse le vice jusqu’à financer tous les belligérants pour ne pas risquer de cracher sur l’avenir. La guerre civile du Congo-Brazzaville en est un exemple édifiant.
La continuité de l’État dans l’État
1991, sous le soleil d’une journée de fin d’été, depuis le cimetière ancien de Neuilly-sur-Seine on peut voir briller de mille feux la tour Elf, de l’autre côté de la Seine. Au moment même où son créateur Pierre Guillaumat est enterré, la société Elf est en train de vivre la fin de son âge d’or. Bientôt, une divergence d’intérêts au sein du vieux parti gaulliste fera éclater au grand jour ce qui avait perduré discrètement pendant trois décennies. Devant la caméra d’Antoine Glaser et de Patrick Benquet pour le documentaire Françafrique, 50 années sous le sceau du secret, Eva Joly, juge d’instruction en charge de la célèbre affaire Elf, partage son effarement : « Pour moi, il était inconcevable que des ingénieurs à qui l’on avait confié la direction de la plus grande entreprise nationale aient pu mettre en place un système si performant. Alimenter autant de monde avec l’argent public, c’était en dehors de ce que j’imaginais possible ». De peur d’être eux-mêmes atteints par une procédure qui n’en finit plus de prendre de l’ampleur, les instigateurs de l’affaire finissent par faire liquider Elf, dont l’essentiel des parts sera absorbé par sa petite concurrente privée : Total.
Elf est morte, vive Total ! Un rapport de la Fédération internationale pour les droits humains daté d’avant le rachat d’Elf nous informe que, dans les années 90, pour exploiter les ressources gazières birmanes en toute sécurité, Total a appuyé le régime dictatorial en place — financièrement mais également militairement en embauchant des contractuels retraités de la DGSE. Encore aujourd’hui, le groupe est fréquenté par des anciens des services, notamment sa direction de la sûreté dont l’organisation est calquée sur celle d’un service de renseignements d’État (analystes, direction des opérations, contre-espionnage, etc.). Dans Le Monde diplomatique d’août 2018, l’article «Total, un gouvernement bis» rapporte une citation de l’actuel PDG qui nous évoque le statut d’Elf : « Même si Total est une société privée, c’est la plus grande entreprise française, et elle représente d’une certaine manière le pays lui-même ». En 2013, Christophe de Margerie, le précédent et célèbre PDG moustachu de Total, est mort subitement dans un accident d’avion à Moscou, forcément suspect. Un méthanier brise-glace a été baptisé en sa mémoire, on disait de lui qu’il était aussi puissant que le ministère des affaires étrangères. Pierre Guillaumat, lui, avait eu à son nom le plus lourd navire jamais construit au monde et il était aussi puissant que les services secrets. L’élève ne dépasse pas toujours le maître.
André Labarthe
Illustration : Mila Ferraris