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Les migrants journaliers en Andalousie, précaires invisibles de l’agriculture européenne

Dans une économie de plus en plus caractérisée par l’insécurité de l’emploi et une réduction des droits des travailleurs, le cas andalou illustre en quoi les immigrants, en première ligne de mire, sont les plus touchés et deviennent des travailleurs nomades, symboles de la pauvreté au XXIe siècle.

 

La crise de la Covid et la fermeture des frontières en 2020 ont révélé l’ampleur de la dépendance des pays vis-à-vis des chaînes d’approvisionnement à l’étranger, favorisée par la mondialisation. Par ailleurs, elles ont aussi rappelé l’importance primordiale d’emplois déconsidérés remis à l’honneur.

En Espagne, c’est cette double prise de conscience qui a permis l’émergence médiatique des journaliers immigrants en Espagne, nécessaires à la culture du « potager de l’Europe » en Andalousie. L’Espagne et l’Union européenne s’inquiétaient déjà au printemps 2020 du manque de journaliers et de ses effets sur l’économie agricole européenne. En effet, l’Andalousie est l’un des principaux centres de production agricole de l’UE ; un problème de main d’œuvre aurait pu entraîner des pénuries au sein de l’espace communautaire.

Malgré l’importance du travail des immigrants journaliers, celui-ci est réalisé dans une précarité extrême. Qualifiées en février 2020 de conditions de vie qui « rivalisent avec les pires (1)» par Philip Alston, le rapporteur spécial des Nations Unies pour la pauvreté et les droits de l’homme, celles-ci ont favorisé la circulation de la Covid parmi ces migrants qui continuaient le travail durant le confinement. La pandémie n’a fait qu’empirer une situation déjà structurellement précaire.

Le phénomène des immigrants journaliers est étroitement lié en Espagne au développement économique qui a suivi l’entrée du royaume dans la Communauté Économique Européenne en 1986. La Politique Agricole Commune (PAC) et l’intensification d’une agriculture soumise à la concurrence européenne ont favorisé l’émergence de grands propriétaires, au détriment des petits producteurs familiaux qui ont dû fermer boutique. Parallèlement, l’augmentation du niveau de vie a rendu les métiers de l’agriculture en Andalousie peu attrayants pour les EspagnolF1s, compte tenu des dures conditions de travail comparées à la faible rémunération. Dans ce contexte, les employeurs ont eu recours à la main d’œuvre extracommunautaire pour pallier le manque de main d’œuvre en forte saison, de mars à août.

Pour cela, ces grandes entreprises ont réalisé des contrats temporaires, afin que les immigrants viennent travailler. Par le biais d’accords avec d’autres pays qui en font la promotion – essentiellement l’Amérique latine et l’Afrique du Nord, pour des raisons historiques et géographiques – ces entreprises concluent des contrats offrant l’opportunité à ces individus de travailler leurs champs. De cette manière, elles peuvent faire appel à une main d’œuvre bon marché qui, de plus, est caractérisée par sa forte dépendance, dans la mesure où l’Espagne représente un espoir pour eux et pour leur famille – les transferts d’argent sont souvent essentiels à la famille qui est restée dans le pays d’origine – et qu’elle ne maîtrise pas toujours bien l’espagnol. Dans une région qui demeure l’une des plus pauvres d’Espagne, cette situation est source de tensions et nourrit les discours racistes contre ces immigrants. Ces tensions ont éclaté en février 2000, lorsque près de 300 habitants de El Ejido ont saccagé les locaux des migrants avec près de 22 blessés, suite à l’assassinat d’un jeune homme par un migrant. Cette mauvaise perception rend difficile l’insertion des immigrants journaliers, qui ne sont pas acceptés par des municipalités soucieuses de la réaction de leurs habitants. A cela, s’ajoute la peur de créer un « appel d’offre » par des conditions qui seraient trop attractives. De fait, leur nombre augmente et représente aujourd’hui en Espagne près de 15 000 personnes selon la fondation Cepaim, la plupart d’entre elles travaillant en Andalousie (2).

Cette marginalisation renforce la précarité des conditions de vie des travailleurs journaliers, qui sont à la merci de leurs employeurs. Déjà avant l’appel de Philip Alston, Defensor del Pueblo affirmait en 2000 que 60 à 80 % des journaliers immigrés vivaient dans des logements indécents. Ainsi, ils ne vivent généralement pas dans des locaux au sein des villes proches, mais dans des camps constitués de baraquements, ce sont même parfois des sans-abris. Ces baraquements sont réalisés avec des matériaux de fortune ; les journaliers ne disposent souvent pas d’électricité ni même d’eau, et doivent parfois marcher plusieurs kilomètres pour en trouver. Viennent s’ajouter les dures conditions de travail : en été, les températures peuvent atteindre jusqu’à 45 °C, et les journaliers travaillent près de dix heures par jour pour un salaire de misère d’environ trente euros par jour. Cherchant toujours la garantie d’une main d’œuvre moins chère et plus dépendante, on observe aujourd’hui que les entreprises espagnoles ciblent moins les hommes d’Amérique du Sud ou d’Europe de l’Est, mais plutôt des mères marocaines célibataires. La proximité de leur pays et le fait qu’elles soient mères les rendent  plus susceptibles de rentrer au Maroc une fois la fin de leur contrat. Par ailleurs, la nécessité de nourrir leurs enfants favorise cette vulnérabilité, alors plus dociles vis-à-vis des entreprises qui les emploient. Cette exploitation fait l’objet de nombreuses réactions de la part de syndicats, tels que la « Colectiva de Trabajadores Africanos » (le collectif des travailleurs africains), qui organise des campagnes de sensibilisation.

Ces campagnes sont notamment réalisées après des événements tragiques tels que la mort en août 2020 d’un journalier nicaraguayen par un coup de chaleur, suite à onze heures de travail par 44 °C, ou encore les incendies fréquents des baraquements, qui fixent aussi l’attention médiatique sur les conditions des immigrants. Mais l’opinion sur place demeure peu sensible à la précarité des migrants, en témoigne la montée de VOX, le principal parti d’extrême droite espagnole, à tendance xénophobe, en Andalousie. Face à cette réticence de l’opinion publique, le manque de volonté politique laisse les immigrants dans une zone grise. En effet, le gouvernement central renvoie la responsabilité aux échelons locaux, qui disposent de pouvoirs concernant l’immigration intérieure en tant que communautés autonomes. Cependant, les localités ne procèdent qu’à de timides réformes et en appellent, elles aussi, à l’aide du gouvernement ; ce renvoi de balle fait stagner la situation des migrants, qui demeurent à la merci d’employeurs qui les exploitent et génèrent près de 500 millions d’euros pour la seule province de Huelva. L’UE, quant à elle, ne s’engage qu’évasivement sur ce terrain, car le fonctionnement du potager de l’Europe est nécessaire à celui de l’économie agricole européenne. A cela, il faut ajouter qu’en vertu du principe de subsidiarité cher à l’UE, selon lequel la responsabilité d’une action publique revient à l’entité compétente la plus proche, il incombe aux administrations espagnoles et non à l’UE de s’occuper de ce sujet.

La fermeture des frontières causées par la Covid a renforcé la précarité et l’incertitude pour les journaliers : près de 7 000 Marocaines concernées par des contrats de travail agricole journalier ont dû rester en Espagne, à Huelva, et seules 10 % d’entre elles ont trouvé un nouveau contrat. Elles sont alors dans une situation extralégale voire illégale : forcées de rester en Espagne, la non-prolongation de leur contrat rend généralement leur présence extralégale dans la mesure où la loi prévoit souvent le retour des journaliers à la fin de leur contrat ; la pandémie rendait cela impossible et ce flou juridique a compliqué la recherche d’un autre emploi. Cette situation instable a rendu ces travailleuses extrêmement vulnérables à des organisations frauduleuses et illégales qui profitent de la situation, pour organiser des réseaux de prostitution par exemple.

La situation andalouse est un cas d’école car elle est le principal centre agricole de ce genre, mais d’autres cas similaires sont visibles dans les périphéries de l’UE, telles que le Mezzogiorno italien. La concurrence à l’échelle européenne impose à certaines de ces régions de jouer sur ces circuits migratoires. Certains pays d’Europe de l’Est tels que la Roumanie commencent également à appliquer cette stratégie ; anciennement pays d’émigration, ils deviennent pays d’immigration journalière. Comme en Espagne, cela n’est pas sans accroître la xénophobie déjà existante dans ces pays. La situation migratoire toujours plus explosive de l’Union européenne, dans laquelle l’acceptation des migrants est de plus en plus difficile, ne présage pas une amélioration de la situation des journaliers agricoles.

Alex Masquelier

Illustration : Mila Ferraris 

(1) : https://www.eldiario.es/desalambre/onu-espana-autoridades-condiciones-inmigrantes_128_1142720.html

(2) : https://elpais.com/elpais/2020/07/08/eps/1594218155_607566.html

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