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Ingérences spatiales

Un article initialement paru dans le numéro 42 « Décrocher la Lune »

 

Dès 1865, Jules Verne décrit dans son œuvre De la Terre à la Lune la collaboration entre des artilleurs et des scientifiques réussissant à envoyer des Hommes autour de la Lune. Moins d’un siècle plus tard, dans l’entre-deux-guerres, l’armée allemande est la première à concrétiser l’idée. Embarquant dans son entreprise très terre-à-terre les rêveurs de l’Association pour la navigation spatiale (Verein für Raumschiffahrt), la Wehrmacht monte sa propre section et initie, sur la côte Baltique, le premier complexe de recherche intégré au monde, avec écoles et commerces. Le centre de Peenemünde-Est, dédié au développement d’ « engins balistiques spéciaux », est dirigé par un duo armée-recherche composé d’un officier-ingénieur nazi et d’un jeune scientifique issu de l’aristocratie allemande : Wernher von Braun.

À partir de 1942, depuis cette île, décolle l’une des principales obsessions d’Adolf Hitler : le V2. Une fusée à carburants liquides, pouvant tirer une tonne d’explosifs à plus de trois fois la vitesse du son sur Londres, Paris ou Anvers. Les bombardements de cette arme de terreur psychologique au guidage peu précis feront quelques 8 000 victimes. Mais c’est pendant sa production au camp de concentration de Dora-Nordhausen qu’elle fera le plus de morts, avec environ 20 000 travailleurs forcés tués à la tâche. À défaut d’influer sur le dénouement de la Seconde Guerre Mondiale, le premier missile balistique est né et avec lui les techniques associées de propulsion, de commande, de pilotage, d’aérodynamique, etc. Chez les Alliés, les scientifiques rêveurs voient dans le V2 l’avenir du voyage spatial, mais les militaires cyniques y décèlent rapidement une révolution pour les vecteurs d’explosifs, conventionnels ou nucléaires. Avant même la fin de la guerre, dans un contexte annonciateur d’une guerre froide où la supériorité technologique sera cruciale, l’heure est à la chasse aux cerveaux et le premier arrivé sera le premier servi.

L’histoire du directeur technique de Peenemünde-Est est connue : Wernher von Braun se livre immédiatement, avec ses proches collaborateurs, aux Américains qui n’en demandaient pas tant. Vingt-cinq ans plus tard, il finit second de la NASA après avoir conçu Saturn V, la fusée qui permettra à Neil Armstrong de marcher sur la Lune et aux États-Unis de remporter, face à l’URSS, une course à l’espace pourtant mal engagée. Mais la France n’est pas en reste. À l’issue de la guerre, de Gaulle se voudrait le dirigeant d’une puissance mondiale et non d’un satellite états-unien ou soviétique. La dissuasion nucléaire semble faire partie de la solution et cela nécessite de doter la future bombe française d’un vecteur : le missile balistique intercontinental. Il charge alors son service de renseignement extérieur de recruter un grand nombre de savants allemands. C’est comme ça qu’en 1947, une centaine de chercheurs débarque avec femmes et enfants dans la ville de Vernon (Eure), encore traumatisée par l’occupation et délabrée par les bombardements.

Le ministère de la Défense leur a aménagé un petit coin de forêt, caché sur les hauteurs de Vernon, que les Allemands surnomment le « Buschdorf » (« village de brousse »). Ils y érigent les premiers bancs d’essais de moteurs-fusée français qui ne sont encore que des copies modestes des infrastructures de Peenemünde. Faute de moyens et de volonté politique, les ingénieurs occupent leur temps au développement d’une version réduite et sans guidage du V2. Le programme de fusée-sonde Véronique, financé à contre-courant par l’armée de terre prend tout son sens en 1957 quand les Soviétiques, bientôt suivis par les nazis de la NASA, frappent un grand coup : le satellite russe Spoutnik est placé sur une orbite de près d’un millier de kilomètres d’apogée. L’URSS vient d’illustrer sa capacité à frapper tout le bloc de l’Ouest depuis son propre sol.

De retour aux affaires, en pleine guerre d’indépendance algérienne, de Gaulle crée la Société d’Études et de Réalisation d’Engins Balistiques (SEREB). Elle est chargée de concevoir le missile qui portera sa future “bombinette” – selon la formule moqueuse du Canard Enchaîné. Sentant que la course aux télécommunications s’amorce et que la France gagnerait à développer son propre lanceur, les militaires de la SEREB proposent aux scientifiques du futur Centre National d’Études Spatiales (CNES) d’en profiter pour lancer le premier satellite français. En 1965, la fusée Diamant met Astérix sur orbite depuis une base de l’armée dans le Sahara Algérien – une des bases encore sous administration française malgré l’indépendance, effective depuis 3 ans déjà. La France devient alors la troisième puissance spatiale au monde.

Jacques Blamont, premier directeur scientifique et technique du CNES témoigne dans un document public « Lorsque Diamant a réussi, le général de Gaulle a perdu tout intérêt. Il avait montré ce qu’il voulait, c’est-à-dire qu’il avait une force de frappe […], qu’il disposait de fusées qui étaient puissantes et précises. Ça lui suffisait. » En effet, l’heure est au développement des premiers missiles nucléaires français. Sur le modèle du lanceur Diamant sont directement dérivés les missiles M1, destinés aux sous-marins, et S2 pour les silos de lancement du plateau d’Albion en Haute Provence. Le complexe militaro-industriel autour de l’ancienne poudrerie royale du Haillan (dans le Bordelais) continuera à améliorer cette arme jusqu’à sa version actuelle, un concentré des développements technologiques de l’ingénierie spatiale (guidage à visée stellaire, entrée oblique dans l’atmosphère, corps-réservoir en carbone, etc.).

Entre-temps, le programme spatial à proprement parler a réussi à regagner les faveurs des autorités françaises. Elles ont pris conscience que leur dissuasion nucléaire avait besoin d’yeux dans l’espace. En effet, rien ne sert de menacer de tirer si l’on ne sait pas où. À Vernon, l’ancien de Peenemünde Karl-Heinz Bringer, père des propulseurs de la petite fusée Véronique et du lanceur Diamant, met au point le moteur de la fusée Ariane. En 1979, dix ans après le voyage sur le Lune, la première alternative aux fusées commerciales américaines et russes s’envole du pas de tir de Kourou. En plus de bénéficier d’un fort effet de fronde, cette base guyanaise édifiée par le CNES fait face à l’Atlantique par le Nord. Cela permet d’orienter les lancements vers les orbites polaires, desquelles les satellites d’observation peuvent balayer chaque point du globe quotidiennement.

Le premier satellite militaire français de ce genre est mis en orbite par une fusée Ariane depuis la Guyane en 1995. Dans un document de France Télévisions, le premier chef de la Direction du Renseignement Militaire (chargée de l’exploitation des renseignements satellites) note le changement de statut qu’ont engendré ces nouveaux moyens d’observation : « Les autres ne savaient plus ce que nous savions. Par conséquent leur attitude vis-à-vis de nous était totalement différente, parce qu’ils pouvaient toujours s’imaginer qu’on savait ». En 2003, c’est ce même réseau de satellites Hélios qui a permis à Chirac de s’opposer à l’invasion de l’Irak, intervention que les Etats-Unis justifiaient par l’existence d’armes de destruction massive imaginaires.

Dès le début de son exploration, l’espace a été investi par les militaires. Mais depuis quelques années, ce milieu longtemps sanctuarisé menace de devenir un théâtre d’affrontement direct, comme le laissait présager le programme « Guerre des étoiles » du président Reagan. On observe de plus en plus de manœuvres de changement d’orbite et de trajectoire destinées à approcher et à espionner les activités d’autres satellites. 

Aussi, depuis 2007, la Chine, la Russie, puis l’Inde ont rejoint les États-Unis dans un tournoi de tir au pigeon spatial où les participants s’exercent à pulvériser leurs propres satellites avec des missiles. Cette nouvelle discipline militaire a l’inconvénient d’ajouter aux étages de fusée en errance et aux satellites en perdition, des nuages de débris orbitant à des dizaines de milliers de kilomètres à l’heure. En 2005, un radar à objets spatiaux non-identifiés a été installé au milieu des silos à missiles désaffectés du plateau d’Albion, pour anticiper et éviter ces collisions spatiales. Mais depuis, ce radar a aussi détecté une bonne trentaine de satellites non déclarés. Eh oui, on peut même jouer à cache-cache dans l’espace.

 

André Labarthe

Illustration Céèf

 

1 La base de Kourou est proche de l’équateur, latitude où la vitesse tangentielle sur la terre est la plus importante. La force centrifuge qui en résulte permet d’atténuer d’autant l’effort de mise en orbite.

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