20 brumaire an II. 10 novembre 1793, vieux style.
Au début de ce même mois, la Convention nationale, soufflant sur les braises de la déchristianisation que prêchent à tout-va les pamphlets athéistes d’Hébert, organise une fête de la Liberté au sein de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Les célébrations se passeront de messe, vestige d’une superstition à abolir. Il s’agira plutôt d’un spectacle orchestré par les artistes de l’Opéra, où sera notamment joué un hymne de Gossec sur des vers de Chénier. La fête est prévue le 20 brumaire ; cependant, trois jours auparavant, devant les membres de la Convention, l’évêque constitutionnel de Paris et pourtant fervent jacobin, Jean-Baptiste Gobel, est contraint de renoncer à ses fonctions d’ecclésiastique d’État sous les pressions du procureur de la Commune Pierre-Gaspard Chaumette. On lui fait ainsi échanger sa mitre pour le bonnet rouge. Chaumette profite de l’abjuration pour greffer à la fête initiale de la Liberté celle de la Raison, ce à quoi la Convention consent.
Le jour dit, vers onze heures, la foule populaire s’amasse dans la cathédrale, pour assister aux festivités conduites par la Commune. Une cohorte de musiciens, de chanteurs et de danseurs s’assemble dans l’église paroissiale de la métropole, qui souffre déjà des troubles politiques du temps. La flèche vient d’être démontée pour des raisons de sûreté, le vent affaiblissant la structure ; sans doute le vent idéologique finit-il d’ébranler l’édifice. Les cloches et tous les bronzes ont été réquisitionnés pour les besoins de la guerre, privant la cathédrale de sa voix. Il ne s’agit plus que d’un monument fantôme, vidé de sa vie. Mais en ce jour de fête, l’ancestrale demeure de Dieu, mise à l’agonie, semble tressaillir d’une allégresse profanatrice. Sous les voûtes gothiques, les processions solennelles sont remplacées par un spectacle dansant d’adoration à la Liberté et à la Raison. Une immense montagne trône au centre du chœur, là où se trouvait l’autel. Perché au sommet de l’assemblage, se dresse fièrement un temple « À la Philosophie » dans lequel se tient la déesse de la Raison et de la Liberté, incarnée par une actrice vêtue sans modestie d’un drap blanc et d’un manteau bleu, simulacre de la Vierge qu’on avait affublée d’un bonnet rouge. L’hymne à la Liberté est vociféré par le chœur de l’Opéra et, pour marquer le coup, on entonne La Marseillaise.
Toutefois, les députés de la Convention se font remarquer par leur absence. Qu’à cela ne tienne, s’ils ne viennent à la montagne de la Liberté, la montagne viendra à eux, et ils assisteront au triomphe de la Raison. La cathédrale vomit alors son cortège de bacchantes et d’histrions, sous le tumulte de sa fanfare et les harangues de Chaumette, pour se conduire, cahin-caha, vers les Tuileries où se tiennent les séances de la Convention. Le corps législatif est ainsi pris d’assaut par le peuple de Paris. Chaumette monte à la barre, décrit les festivités du matin et proclame que « le fanatisme a lâché prise ; il a cédé la place à la raison » … Non content d’avoir évincé le culte catholique de son propre temple, il propose que l’église de Notre-Dame soit dorénavant consacrée au culte de la Raison. La motion passe. Pour asséner le coup de grâce, le député Chabot, jadis capucin n’ayant pu accéder à la prêtrise du fait de ses mœurs libertines, soumet au vote, sur demande pressante du peuple, de renommer l’église métropolitaine. Par acclamation générale, le décret est pris. Notre-Dame de Paris n’est plus. Vive le « Temple de la Raison ». Le peuple exulte. Il est décidé que l’on rejouera les fêtes de la matinée avec la Convention. Le Président de séance embrasse l’actrice qui figure la Raison, et la coiffe du bonnet de la Liberté. Le cortège se reforme et traîne derrière lui les députés vers le nouveau Temple consacré.
On est en droit de s’interroger sur les motifs véritables des citoyens de Paris et de ses représentants. S’agissait-il sincèrement d’un culte de Raison, afin d’honorer la grandeur de l’esprit humain et fonder une société plus juste, sans autre foi que celle placée dans le bien commun ? N’était-ce pas plutôt le caprice des vainqueurs et de l’ordre nouveau, qui enfin allaient éradiquer l’ancien en jubilant ? Comment ne pas y voir l’irréfrénable exercice d’un pouvoir qui fut trop longtemps frustré ? Comment ne pas soupçonner une vengeance dissimulée dans ce culte déraisonnable de la Raison, n’ayant d’autre but que d’effacer le culte obsolète du catholicisme ? Combien d’édifices, de statues et d’individus n’ont pas été brisés et broyés sous l’idole de Jaggernat que l’on nomme Révolution, et que l’on justifie au nom de l’intérêt général, de la justice et du progrès, proclamés à tout-va et dévoyés sans scrupule ? Sans doute ne peut-on ainsi juger des intentions d’un peuple qui poursuivait désespérément des idéaux, mais qui aspirait à une « régénération » douloureuse, dans le sang et le gravier, et le sacrifice de tout ce qui ne saurait entrer sagement dans le moule de l’humanité à venir.
Mais le nouveau temple de la Raison n’en aura que le nom. La ci-devant cathédrale Notre-Dame de Paris devient vite la proie des pillages. Les rois de Juda sont décapités, confondus avec les rois de France ; les calices servent à l’ivrognerie, les parements destinés à célébrer la messe sont dérobés pour organiser des « mascarades » et tourner en ridicule le culte catholique, lequel sera interdit trois jours plus tard par la Commune. L’on envisage de raser la cathédrale, de s’en servir comme carrière de pierres pour d’autres constructions. Face au saccage, l’abbé Grégoire, évêque constitutionnel, forme ainsi le mot de « vandalisme ». Il faut le secours de Robespierre pour mettre un terme aux profanations du lieu. Voyant d’un mauvais œil cet « athéisme aristocratique » qui risquait de compromettre la Révolution aux yeux des croyants, et préférant le culte de l’Être Suprême, il supprime la menace hébertiste après avoir restauré la liberté religieuse. Jacques-René Hébert, qui exhortait au culte de la Raison et à l’athéisme, est guillotiné le 24 mars 1794. Chabot est guillotiné le 5 avril 1794, Gobel et Chaumette le 13. Mais l’édifice est laissé à l’abandon et reste fermé comme toutes les autres églises. Par manque de place, on s’en sert bientôt comme entrepôt des vins de la République. Il faut attendre le 15 août 1795 pour que la cathédrale célèbre de nouveau l’office catholique, grâce aux efforts de l’Abbé Grégoire pour rendre au temple ses fonctions initiales.