Le moralisme, exemple d’un héritage émancipateur

par Raphaël Renault

 

Nous sommes tous des héritiers culturels, élevés auprès de figures historiques, politiques ou intellectuelles perçues comme admirables et légitimes, et qui méritent d’être suivies à ce titre. Les manifestations de ces effigies sont nombreuses, du fantôme du Général de Gaulle, au « Bourdieu l’insoumission en héritage » d’Edouard Louis et quelques autres. 

Ces figures tutélaires sont à la fois porteuses de sens et encombrantes pour les vivants. A mesure qu’elles sont critiquées et que la dimension éclairante de leurs discours décline, elles sont progressivement remplacées, bien que par toujours entièrement effacées. Certains concepts, certaines conceptions anthropologiques ou certaines œuvres, sont devenues si distantes de nous et de nos préoccupations qu’elles cessent d’être fertiles.

Face à ce constat général, la littérature semble faire figure d’exception. La visée artistique plus qu’utilitaire et la multiplicité des interprétations possibles des textes, promettent une longévité plus grande aux écrivains qu’aux figures tutélaires d’autres domaines. Au sein de cet ensemble, on trouve un sous-ensemble d’héritiers: les moralistes. Ces derniers, apparaissent à bien des égards comme les légataires les plus avisés. A la suite de leurs pères, ils ont choisi de peindre l’homme tel qu’il est authentiquement et ne peuvent donc se permettre un conservatisme qui saboterait cette intention . 

 

  Un héritage ne doit pas être laissé à l’abandon, et comme dans les paraboles bibliques le moraliste tient à faire fructifier son trésor en le partageant. Les moralistes sont des héritiers qui, bien que conscients de l’absence de nouveauté dans leur intention, et de la grandeur de ceux qui les ont précédés, ne voient pas leur ambition entamée. 

C’est ainsi, qu’incroyablement fidèle à la tradition, La Bruyère peut ouvrir les quatre cents pages de réflexion morale des Caractères comme ceci: « Tout est dit et l’on vient trop tard, depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé; l’on ne fait que glaner après les anciens et les plus habiles d’entre les modernes ». Il reste à La Bruyère de trouver le style qui s’adressera le mieux à ses contemporains, et c’est déjà beaucoup. Ce qui peut paraître décontenançant c’est que l’objet reste le même, il ne semble pas y avoir de changement paradigmatique ou de mur épistémologique pour celui qui s’intéresse ainsi à l’humaine condition. L’homme est le même, a le même caractère, a les mêmes peines, tente la plupart du temps de camoufler les mêmes travers. 

Mais pour continuer à décrire cet objet fixe, il faut un style et une approche changeante, ne pas être limité face à ce que l’on imite. « Mon imitation n’est point un esclavage » (Epitre à Huet, Jean de La Fontaine) résonne ainsi. Bien que reprenant le cadre des apologues d’Esope, La Fontaine n’a pas de devoir de ressemblance stricte mais désire s’exprimer dans son style propre et dans sa personnalité complexe, chrétienne teintée d’épicurisme. Alors que les rapports entre les hommes changent suffisamment peu pour qu’ils soient représentés d’un millénaire à l’autre par des animaux identiques, il faut que le style et la mise en scène se prêtent à ce que les contemporains sont susceptibles d’entendre. 

Dans une société d’Ancien Régime où les courtisans sont souvent dérangés, maximes et fables pullulent; dans une société plus bourgeoise et casanière, certains se tourneront davantage vers le roman. On retrouve ici le sens médiéval d’innovare, un terme latin qui désigne non pas une invention révolutionnaire, mais le fait de faire du nouveau avec de l’ancien, de réaliser une forme de restauration. 

 

Les moralistes sont avant tout les dépositaires d’un regard. « C’est l’essence même qui est visée (..), sans place pour la découverte progressive, ni pour le mystère, le triomphe est alors le portrait à la manière de La Bruyère » écrit Jean-Yves Tadié dans son Proust et le Roman. L’objectif est d’apporter au lecteur une information simple, qu’il retient sans peine, et qui a un fort pouvoir éclairant. Découvrant les discours et les manières derrière lesquels un individu ou un personnage peut se drapper. Loin de constituer une littérature du dépaysement, les moralistes veulent sans cesse renvoyer leur lecteur à sa position d’observateur du monde. 

Proust développera dans ses écrits une analyse acide de l’érudition stérile (comme la passion de Mme de Villeparisis pour la botanique), mettant par exemple en scène une Mme Verdurin dont la gestuelle exacerbée trahit la maladresse quand elle parle d’art. Il la développera car c’était le monde qu’il connaissait et que ce dernier était également accessible pour son lecteur initial. Le traitement des physionomies offre un regain de lucidité au lecteur qui y cerne davantage les hommes que dans les discours convenus. 

Les moralistes s’évertuent également à ce que leurs textes soient des miroirs. Le lecteur lit certes pour entr’apercevoir ce qui en lui est convenu, la dérision du style apportant souvent une dose de ridicule, mais aussi pour mieux se connaître dans son caractère essentiel.

La fin de la 11ème des Maximes de La Rochefoucauld énonce qu’« on est souvent ferme par faiblesse, et audacieux par timidité ». Le timide comprend alors la nature même de sa peur, qui n’est pas de s’exprimer mais plus précisément d’être interrogé. Le timide en ce sens préfère devancer l’interpellation plutôt que de devoir répondre à une question pré-établie, pendant que l’attention de son interlocuteur est braquée sur lui. L’analyse de tels mécanismes ou des physionomies, allant ainsi au-delà d’appellations un peu figés, apporte un caractère concret au travail du moraliste. C’est au fond une lecture assez dynamique, non pas du fait du texte bref, mais parce que le lecteur cherche un exemple extérieur au texte 

 

Ces moralistes ont su faire fructifier les legs de leurs prédécesseurs car ils ne sont pas des réceptacles de concepts ou d’un style qui auraient cessé d’être fertiles. Ils sont moins les héritiers d’un système de pensée et de connaissances positives, que les dépositaires d’un sens de l’observation. Estimant ceux qui les ont précédés, ils n’ont pas pour autant fait preuve d’un excès de conservatisme et savaient que leur fidélité à l’intention première de leurs maîtres passait par des réformes permanentes de leurs genre et style. Sachant à quel point les discours convenus sont trompeurs et comme les mœurs évoluent, le moraliste doit continuer à innover pour rester fidèle à la mission d’éclairage qu’il se donne. La fidélité à ce dont on hérite est celle d’un principe et postulat: l’homme change peu à travers le temps et l’espace;  et d’une intention: faire connaître les hommes dévêtus de leurs manières et leurs conventions pour éclairer son lecteur. La simplicité de cet héritage, et la liberté créative qu’il permet, est sans doute la raison de son admirable longévité. 

 

Laisser un commentaire