par Théo Bellanger
Une des pensées de notre société contemporaine voudrait être le nouvel an 0. Aveugle du passé, affranchie de l’Histoire, la modernité, ou plutôt la post-modernité cherche à faire tabula rasa de l’avant en pensant pouvoir créer ses propres discours à partir du néant. Ce rêve de la modernité est effrayant puisqu’il sape, à coup de morale, toutes les assises spirituelles et intellectuelles qui nous ont précédés, oubliant au passage que l’Histoire est faite de choix, bon ou mauvais. Effacer l’erreur c’est désirer anéantir ce qui fait l’homme. Ainsi, l’Héritage, idée en danger face au monstre Présent, est cette somme d’erreurs à accepter pour faire meilleur avenir.
Le règne du Présent.
Il est tellement plus aisé de se poser des œillères, de ne pas faire face aux vicissitudes de l’Histoire – de la vie – en revendiquant un tabula rasa qui, somme toute, ne traduit qu’une ignorance et un refus du dialogue, seule clé pour comprendre, accepter et aller au-delà. Autrement dit, c’est un refus du deuil de l’Histoire, car le deuil est ce processus d’acceptation qui nous permet d’avancer en se nourrissant de ce qui fut.
Goethe nous enseignait, dans ses Maximes et Réflexions, que « c’est pour le passé et l’avenir que nous devons travailler ; pour le passé, afin de reconnaître ses services, pour la postérité afin d’augmenter sa valeur ». Or, la tendance actuelle est l’immédiateté de l’Histoire sans avoir de vision. Ainsi soit-il, nous entrons dans l’ère de la fin des mythes. Dès lors qu’il y a absence de construction imaginaire qui pose certains aspects fondamentaux d’une société ou du monde, une impossible cohésion se dessine. La communauté n’a plus d’horizon, elle se perd, tourne sur elle-même, myope. En outre, la fin des mythes signale la fin du sens significatif pour une société à la recherche de son unité. Qu’advient-il alors sinon une société fragmentée, pessimiste et désabusée ? Plus de mythe, plus de moraliste, seulement des moralisateurs.
L’individualisation croissante de notre société ainsi que le développement accéléré de la technologie rendent plus difficile la transmission et à tous les niveaux, mettant à mal la naissance d’une responsabilité individuelle et nos relations à autrui. On se croise plus que l’on ne se rencontre, on se contacte plus que l’on ne se parle, on parle en silence plus que l’on ne s’écoute. Prométhée avait volé le feu pour le donner aux hommes afin de s’émanciper. Aujourd’hui, l’homme a volé le temps pour s’en faire maître. Dès lors, la transmission paraît impossible et il n’existe plus d’inscription dans l’Histoire ni de destinée qui pourrait, en étant pulsion de vie, permettre une renaissance qui s’appuie à la fois sur le passé et l’avenir.
Cependant, la crise de la transmission se double d’une crise de la temporalité. Un lien a été rompu, celui spirituel qui liait les êtres dans le doute, l’échange et ainsi la transmission, mais aussi temporel, qui donnait l’autorité au passé pour penser le futur. Le règne du hic et nunc a sonné sans personne pour porter le futur. Dans l’éducation scolaire, les élèves peinent à se placer temporellement dans l’Histoire, mélangeant la chronologie, car ils vivent au présent, dans l’immédiateté permanente et n’arrivent pas à se projeter avant ou après. Il paraît ainsi difficile de penser l’héritage et la transmission, deux concepts qui donnent autorité au passé pour penser le futur, dans une époque où l’immédiateté et l’éphémère sont reines de la pensée et avec elle de l’expérimentation plus que de l’expérience. Zygmunt Bauman parle d’une « société liquide » pour parler de notre société où les relations sont plus flexibles que durables. Tout le monde devient alors spectateur désengagé de la société, refusant – peut-être par peur ou lâcheté – de s’investir, de se responsabiliser, de s’engager. Nous restons à la surface. Tout flotte. Tout glisse dans une société dans laquelle la durée n’existe plus, mais où l’urgence devient maîtresse impitoyable de nos esprits.
L’héritage : un atavisme inébranlable.
Qu’en est-il alors de l’héritage ? La passation d’un patrimoine matériel fait pâle figure lorsque l’on s’attache à l’histoire et aux ancêtres. Les histoires familiales, transmises de génération en génération, ne peuvent que forcer l’admiration tant apparaît alors l’importance d’une transmission spirituelle qui transcende alors tout argent. À la question « D’où viens-tu ? » se révèle alors une histoire faite de mots et de pensées, de dates et d’anecdotes avec laquelle se couvre celui ou celle qui la raconte avec joie ou gravité. L’héritage est une affaire de sens, d’émotions. Il est une « peau de l’âme », pour reprendre les termes de la poétesse Catherine Pozzi, qui s’est élaborée au fil du temps comme un réseau de sens et de sentiments. À ce titre, les pays d’Extrême-Orient et le culte des ancêtres illustrent parfaitement cette idée verticale de l’héritage. Au Japon, l’idée d’héritage est forte. Le passé est ce qui fait foi et la société est redevable. Ainsi, nous pouvons entendre, par exemple, dans la bouche d’un artisan japonais qui, lorsqu’il prononce ces mots, parle alors avec sept voix, celles qui l’ont précédé : « Je suis la septième génération ». Il est la somme des expériences vécues.
Dans nos pays européens, cette notion d’héritage a largement dépassé les bornes de la spiritualité. L’idée même d’héritage semble être tabou. On parle souvent de « poids lourd à porter » lorsqu’il s’agit de reprendre le flambeau d’une « grande famille ». Au-dessus de ces personnes flotte l’héritage, à savoir les valeurs et les convictions des générations successives qui confirment alors que l’héritage est un atavisme dont il est difficile de s’affranchir sans porter le poids d’une certaine culpabilité, même inconsciente. Il faut être prudent lorsque l’on se fait le porteur symbolique d’une pensée ou d’un devoir hérité. En Europe, ce concept est prégnant dans la noblesse où l’on se devait de reprendre la casquette familiale non sans réticence et non sans soucis. Néanmoins, chez chacun demeure une histoire à accepter et qui constitue notre être dans sa plus grande singularité.
Une crise de la transmission.
Aujourd’hui, la transmission paraît être un combat de tous les instants. Et pourtant, flotte toujours, de manière inconsciente, une figure tutélaire de chair ou d’esprit. Entre les êtres il n’y a que des passations de savoir et de pensées qui peuvent être soit un fardeau, soit une récompense. C’est oublier que transmettre n’est pas seulement qu’une passation. Elle est le triomphe sur la mort. Elle est le désir de recevoir et de produire.
Malheureusement, la modernité a entraîné une crise de la transmission. Il suffit de pousser les portes de nos écoles pour comprendre que nous ne sommes plus dans une logique de transmission. La plupart des élèves n’aspirent plus au dialogue fructueux avec le professeur qui n’incarne plus la figure d’autorité. Ils veulent, un point c’est tout, refusant de se poser dans une filiation. Finalement, le maître et l’élève n’existent plus. Aujourd’hui, chacun dérive avec sa pensée, seul, en croisant les autres sans les toucher avec l’inquiétude de ne pas avoir de figure identificatoire.
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La révolte passera par la flânerie. Le retour à une certaine historicité de notre existence doit passer par une réappropriation du temps. Ainsi, l’héritage pourra de nouveau s’épandre avec son lot d’histoires et de leçons. On transmettra de nouveau et les figures d’identification deviendront nombreuses. Pour l’instant, l’obsolescence programmée de la pensée présente des individus dénués de vision et d’aspirations pour l’après. Le futur s’ouvrira alors, clairvoyant et non plus inquiétant.