Aux États-Unis, trois artistes portent plainte contre des IA génératrices d’images pour violation de droits d’auteurs et concurrence déloyale. De quoi interroger les implications éthiques des IA dans le secteur créatif.
Un article publié dans le numéro 41 « Incertitudes » du journal La Gazelle
Difficile d’ignorer les débats autour de la place que prennent, et prendront, les intelligences artificielles dans notre quotidien. Aux États-Unis, la question inquiète depuis plusieurs semaines de nombreuses communautés et notamment celle des artistes. En effet, cette dernière se voit menacée par l’irruption d’intelligences artificielles capables de produire des images uniques à la demande. Ces outils, vous en avez peut-être entendu parler. Il s’agit de plateformes comme Stable Diffusion, Midjourney ou Dall-E, disponibles depuis peu au grand public et révélant des résultats impressionnants en quelques mois à peine.
Une technologie révolutionnaire qui s’est mise les artistes à dos
Comment fonctionnent ces IA ? Du point de vue de l’utilisateur, rien de plus simple : il suffit d’entrer un court texte, un « prompt », que l’IA se charge de traduire en image. Cette technologie est fondée sur les méthodes du deep-learning, ou apprentissage profond, un système d’apprentissage automatisé qui s’inspire du fonctionnement des neurones du cerveau humain. Les algorithmes apprennent d’abord à reconnaître des images en s’entraînant sur un immense jeu de données. On leur donne ensuite des images bruitées, illisibles, qu’ils doivent « débruiter » en fonction de la description qui leur est attachée. Peu à peu, les machines deviennent capables « d’halluciner » une image créée à partir d’une combinaison des données préalablement analysées.
L’origine des données servant à entraîner les IA est au cœur du problème : pour arriver à de tels résultats, les IA ont puisé sur internet des millions d’images, parmi lesquelles certaines sont protégées. C’est ce qui a poussé Sarah Andersen, Kelly McKernan et Karla Ortiz à porter plainte le 13 janvier dernier contre Stability AI, DeviantArt et MidJourney, trois entités proposant des IA génératrices d’images. Stability AI, qui développe l’outil Stable Diffusion, est aussi à l’origine de l’entreprise LAION, un service de base de données grâce auquel les algorithmes peuvent être entraînés. DeviantArt est une plateforme qui existe depuis les années 2000 et regroupe une large communauté d’artistes qui y partagent leur travail pour se faire connaître. Or, une grande partie des données de LAION est issue de DeviantArt, sans que les artistes soient rétribués ou même mis au courant que leurs œuvres sont exploitées. Quant à MidJourney, son créateur a reconnu dans un entretien pour Forbes qu’aucune mesure n’a été prise pour exclure du corpus les œuvres protégées, d’autant plus qu’aucune réglementation n’existe à ce sujet. Le procès intenté aux États-Unis constitue donc un premier signal d’alarme en appelant les autorités à mieux protéger les artistes face à une technologie qui les dépasse… mais comment des artistes indépendants pourraient pousser les développeurs de ces IA à faire marche arrière, alors qu’elles séduisent déjà certains acteurs de l’industrie créative ?
C’est la deuxième menace qui pèse sur le secteur. Puisque ces IA s’avèrent compétentes en matière d’illustration, elles pourraient rapidement remplacer certains métiers. Pour les médias, les maisons d’édition et même dans le game-design, les IA sont une alternative bon marché aux artistes. Le magazine Cosmopolitan a franchi le pas en août 2022, en confiant la réalisation de sa couverture à une IA. Sur Twitter, un illustrateur brésilien raconte comment l’éditeur pour qui il travaillait a mis fin à son contrat et l’a remplacé par une IA. Si la menace n’est pas immédiate pour tous les artistes, elle l’est en revanche pour celles et ceux qui sont moins installés, pour les artistes qui débutent et dont les revenus dépendent de ces missions. En plus de creuser les inégalités entre les artistes les plus acclamés et ceux qui le sont moins, les IA ne risquent-elles pas de renforcer la précarité de ces métiers ?
Une innovation à rebours des progrès sociaux ?
Le remplacement de l’humain par l’IA est un fantasme récurrent de la science-fiction, et l’on a envie de croire que les machines ne parviendront pas à saisir ce qui fait qu’un travail nous touche, est humain. Les entreprises ayant besoin de visuels seront-elles du même avis ou se contenteront-elles du « prompt art » ? Serions-nous même capables, en tant que consommateurs, de voir la différence ou finirons-nous par nous habituer à voir le monde à travers ces algorithmes ?
Certains avancent que les IA sont avant tout des outils grâce auxquels les artistes peuvent approfondir leur travail ou puiser de l’inspiration ; que pour parvenir à des résultats optimaux, ils nécessitent une maîtrise que tout le monde n’est pas prêt à acquérir et dont certains artistes pourraient s’emparer. En plus d’ignorer la masse d’œuvres détournées pour nourrir les IA, cette hypothèse ne prend pas en compte les biais qui les régissent. Bercées d’images issues de notre société, les IA ont tendance à reproduire des stéréotypes nourrissant les discriminations. Si vous demandez « a CEO » sans préciser de genre, les algorithmes préféreront montrer un homme blanc bedonnant, tandis qu’ils vous proposeront plutôt une femme lorsqu’il s’agit de montrer « a nurse ». C’est un fait, la profession d’infirmier est majoritairement occupée par des femmes, mais les IA sont incapables d’en interroger les raisons.
Tara Pepsy
Illustration : Céèf