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Le trompe-l’oeil ou l’art de semer le doute

Dans le domaine artistique, le rapport entre illusion et réalité est souvent interrogé, en particulier à travers le trompe-l’œil. Cette technique vise, par la perspective, à donner volontairement l’illusion d’objets réels en relief. Genre à part entière, dont l’origine remonte à l’Antiquité, il sème le doute quant à notre propre perception de l’objet regardé. En cela, n’est-il pas l’essence même de l’art ?

Article publié dans l’édition 41 de La Gazelle : « Incertitudes »

 

Trompe-l’œil et peinture, même combat ? 

Des fresques pompéiennes au street art, en passant par les toiles peintes au théâtre, les artistes n’ont cessé de jouer avec la frontière du vrai et du faux à travers le trompe-l’œil, questionnant dès la Renaissance la place du spectateur, son rapport à l’œuvre et la notion de représentation en soi. À cette époque, le trompe-l’œil apparaît notamment sous la forme d’une mouche peinte avec un effet de relief et conçu pour un point de vue particulier, créant ainsi l’illusion du réel. Ce phénomène, théorisé par l’historien de l’art André Chastel dans son essai Musca depicta (1989), est avant tout pour l’auteur italien un jeu formel où l’insecte prend le spectateur au piège de la représentation, révélant la peinture en soi comme une forme de trompe-l’œil qui cherche à montrer le réel, à faire vrai. Le philosophe Blaise Pascal s’insurgeait dans ses Pensées (1670) contre cette prétention humaine, affirmant qu’elle n’est que vaine illusion face à l’immensité du monde et à notre dualité  (corps et âme, sentiment et raison, etc.) : « c’est ce qui nous rend incapable de savoir certainement […] ». Cette incapacité nous renvoie ici à l’incertitude comme forme d’ignorance. L’être humain ne sait rien, ou si peu de choses, et tenterait alors de se détourner de cette source d’angoisse par la création. Comme Platon avant lui, Blaise Pascal juge ainsi toute œuvre d’art condamnable, car elle est un divertissement éphémère et non pas la réalité. Mais qu’est-ce donc que la réalité ? 

Le trompe-l’œil, cette « expression visuelle paradoxale » 

En l’occurrence, le trompe-l’œil cherche à être ce miroir du réel. Selon la définition de l’écrivain Georges Perec, « […] c’est une façon de peindre quelque chose de manière que cette chose ait l’air non peinte, mais vraie ; ou, si l’on préfère, c’est une peinture qui s’efforce d’imiter à s’y méprendre le réel. » Le trompe-l’œil offre une véritable expérience sensible et optique dont l’hyperréalisme induit en erreur le spectateur. L’une des œuvres les plus caractéristiques est celle du peintre catalan Pere Borrell del Caso, connu essentiellement pour son tableau Escapando de la critica (1874). On peut y apercevoir un petit garçon qui tente de sortir de l’œuvre, la jambe à l’extérieur du cadre auquel les mains sont fermement accrochées. Pour le spectateur, cette scène de passage entre l’ancienne et la nouvelle fiction marque le franchissement des frontières, alors effacées, entre l’espace de l’œuvre, de son récit et le monde réel, les interrogeant l’un comme l’autre. Certes, l’effet de réel que peut produire le trompe-l’œil pictural exerce ainsi une forte influence sur notre perception des choses mais il ne nous laisse jamais dans une incertitude constante. Tout simplement, cet effet dépend de là où le spectateur se place et donc de son point de vue. Par conséquent, la peinture seule, déconnectée de ce dispositif, n’est pas assurée de tromper l’œil. Ainsi, comme le suggère le sémiologue Omar Calabrese dans L’art du trompe-l’œil, il serait plus judicieux de définir le trompe-l’œil « […] comme une expression visuelle paradoxale » faisant voir, alors même qu’il dissimule. 

Trompe-l’œil et vérité, à la croisée des arts

Selon Anne-Marie Lecoq, « le trompe-l’œil – si la chose existe -, ou du moins le scénario du spectateur trompé, perd tout intérêt si l’impostura n’est pas dévoilée à un certain moment. » Selon Miriam Milman, si ce dévoilement n’a pas lieu, « alors le trompe-l’œil reste une supercherie […] ». La nature mensongère du trompe-l’œil finit donc toujours par être révélée, masquant une quête de vérité sous-jacente moins évidente dans d’autres sphères artistiques. Dans la photographie, l’effet trompe-l’œil se dirige vers des procédés dont la nature ici ne dévoile plus tout à fait l’illusion créée. Le photographe américain Elliott Erwitt constate qu’il y a «  une grande différence entre les choses que nous voyons et la manière dont nous les voyons », obligeant dans son œuvre à démêler le vrai du faux afin de rétablir la vérité de l’image nous trompant. L’incertitude face au prétendu réel règne alors, encore davantage s’il y a eu modification au montage après captation, comme pour le célèbre cliché du peintre Yves Klein intitulé Le Saut dans le vide (1960). La transformation du réel par ce procédé rend difficile l’accès à la vérité, elle-même toute relative. Au cinéma, art de l’illusion par excellence, ces frontières sont plus floues encore, voire inexistantes. Des techniques de trucage de décor, ces « trompe-l’œil de la caméra » de l’ordre du camouflage, parviennent de manière imperceptible à nous faire adhérer avec certitude à une réalité qui n’est pas, sans chercher à rendre compte de l’illusion. Dès lors, le trompe-l’œil filmique, contrairement au trompe-l’œil pictural qui expose sa duplicité, semble n‘avoir plus aucune limite. 

Ainsi, il convient d’être attentif à ce que l’on croit voir, de ne pas se laisser duper par une hyper-réalité trompeuse « visant à produire, comme l’écrit l’historienne Sylvie Lindeperg, le sentiment “plus vrai que le vrai” […] » et à offrir une prétendue vérité. Or, « la vérité dépend d’une rencontre avec quelque chose qui nous force à penser, et à chercher le vrai », comme le suggérait Marcel Proust dans Le Temps retrouvé. Ce quelque chose, ce pourrait bien être le trompe-l’œil qui vient « agiter la pensée, interroger la nature de l’illusion », l’essence même de l’art. 

 

Carlotta Penquer-Yalamow

Illustration : Céèf

 

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