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BOUCLES D’OS

Tous les mercredi au fond d’un long couloir jaune se tenait la répétition de la fanfare. Selon qui passait, les mots dans les crânes différaient : Fatigue, putain, salope. Mais tous s’efforçaient de les sortir là, sur le seuil, arrivant à la salle vierge de leurs soucis. Bien peu venaient y passer le temps ; pour beaucoup, c’était devenu un motif suffisant pour ne pas se tailler les veines, surtout le mardi soir. Lorsqu’en leur for intérieur, ils pensaient : au nom du groupe je dois survivre, ça sonnait bien, et même, ça créait du style.

Au rez-de-chaussée, avant l’ascenseur et le long couloir jaune, il y avait une entrée où ça sentait les toilettes, comme au premier étage de Notre-dame-de-la-garde. Oscar, dont la charité n’avait pas d’égal, ne pouvait s’empêcher d’avoir pitié d’Osakar le réceptionniste. L’odeur de patchouli, mêlée à celle de la merde, semblait tenace. Et Oscar s’imaginait un tas de choses à ce sujet. Que le parfum était hargneux, qu’il s’accrochait partout. Qu’avant de gagner les flammes de l’enfer, il fallait faire tomber les autres.

– Ça baigne Osakar ?

Oui, pour ça, Oscar plaignait Osakar, et à peine plus secrètement, parce qu’il était noir. Il y avait un autre noir qu’Oscar plaignait : le joueur de saxo. Il le trouvait beau et doué, et ne sachant pas comment aimer, sans comme disaient les autres, se faire marcher dessus, l’avoir à l’envers, se faire enculer, il le prenait en pitié. D’autant plus qu’il n’était pas contre l’idée de se faire enculer par un noir. Cette grande perche sombre s’appelait Oskuro, et à la racine de son âme, un chaos continu prêt à donner la vie et la reprendre dans un seul souffle. Entre les fentes de ses paupières, deux cascades bruyantes gardées par des géants empêchaient chaque seconde le grand tsunami de larmes que la joie, la tristesse, la colère et le désir provoquaient chez lui. Sans parler du liant, son égo incomparable, choyé d’être souvent rejeté, moqué, éprouvé, du moins en pensée. Seulement Oskuro était vain, plus qu’il ne put se le permettre. Il était à lui seul l’image de cette fanfare, belle de désir et médiocre d’ambition, une tarte au sucre de plus en ce monde.

A la fenêtre de mon coeur

Bat le rideau que j’ai levé

Oh, que j’élevais,

En ton honneur, Os

On pouvait lire ça dans un coin au bord d’un trou, près d’une vitre condamnée. C’était une ancienne salle de classe, ici, et des trous il y en avait partout. De punaises, de colère et d’usure. Os, c’était le plus grand joueur de cors que cette fanfare ait connu. C’était aussi le seul à être déjà plongé sous terre. Un exemple pour tout le monde, car l’amour était rude et la mort semblait douce.

– Osakoura est en retard, on y va quand même ?

– Ouais on sait ce que ça veut dire de toute façon…

– Glou glou glou

La fanfare, comme tout vase clos, renfermait ses destins aux histoires exemplaires. Oskuro que l’on connait déjà, aimait follement la sœur d’Hoskarina, la joueuse de trombone. Il vivait dans l’espoir secret qu’elle rejoigne la fanfare par intermittence, remplaçant sa sœur une semaine sur deux. Hoskarinia était le portrait craché d’Hoskarina, et parfois l’esprit torturé d’Oskuro confondait le tracé de leurs lèvres, la fossette sous la joue, l’odeur de leur sexe. Oskuro couchait avec les deux mais aimait la sœur pour son mariage. Hoskarina, c’était bon mais sans enjeu ; ni classe, ni père, ni mari à surmonter.

Une égalité pleine. Et d’ailleurs, Hoskarina ne couchait avec Oskuro que pour rendre jaloux Loskaris, grand viking au goût de métal. Il jouait de la clarinette avec une finesse torve, recouvrant chaque trou avec la pointe infime de ses doigts, et fermait les yeux, rêvant de l’Etna. Les volcans lui donnaient envie d’ouvrir sa braguette, et le fait de ne pouvoir le faire assouvissait son désir. Il était plutôt simple. Osak, Housikari et les autres, l’étaient moins et tous ici purgeaient en silence quelque coulpe et le méfait de leur naissance.

Quand la chef d’orchestre, Osakoura, arrivait en retard, le visage d’Osakar le réceptionniste luisait encore dans ses yeux. Parfois, comme l’avait remarqué Oscar, Osakar n’était pas assis à la réception, mais levé aux trois-quarts, les coudes posés sur son bureau. Un jour il comprit que plus bas, heureuse et pleine, se tenait Osakoura. Ainsi, en retard, elle était gaie et taquine ; les jours à l’heure, elle semblait triste, d’une vie irrécupérable.

– Silence putain je suis pas d’humeur aujourd’hui fermez-la

Osakoura ne jouissait pas du même flegme que ses collègues, il faut dire. Beaucoup de choses la révoltaient, créant en elles des allées entières dédiées au terrorisme. Une piste d’avenir, à ses yeux, comme les autres. Dans l’ordre, elle ferait exploser un la banque en bas de chez elle où son conseiller aime se toucher les testicules quand elle parle, deux les rayons axe du supermarché, trois les fabriques de mocassins à gland. Mais elle y pensait parfois avec une grande mélancolie, réalisant que son corps frêle d’un mètre cinquante-sept n’irait pas assez loin et raterait son coup. De l’amour elle ne savait pas quoi penser, ayant une peur bleue de la poigne de l’homme et par extension, de sa domination. Et dans le même temps, ce désir explosif fait à même l’espoir et la colère, fondue dans une lave qui pourrait, elle le sait, tuer son partenaire. Voilà les eaux troubles dans lesquelles elle nageait, et dans lesquelles elle invita un beau jour de juin le réceptionniste Osakar.

– Tu bois un verre ?

– Plutôt trois ou quatre.

Osakar savait qu’Oscar le plaignait car il était noir et qu’il bossait dans des toilettes publiques. Il savait aussi qu’Oscar voulait lui faire des bisous. Il y a peu de choses qu’Osakar ne savait pas, déformation professionnelle si l’on veut. Quand Osakoura l’a regardé pour la première fois, Osakar avait prévu les ennuis. Ces minuscules petites billes noires semblaient sorties des fonds marins. Parfois, Osakar pensait à Osakoura comme à une baleine, avec ses quarante kilos et sa voix d’outre-monde. Quand elle prenait son sexe dans sa bouche, souvent, il avait peur. De ne plus en revenir, d’y laisser son âme, de devenir une ruine. Puis il finissait, bénissait le monde d’avoir crée cette gorge qui par pure miséricorde, l’avait ramené à la vie, puis l’avait laissée sauve. Souvent, il se rendait compte que toutes ces prières s’adressaient à Osakoura même ; son amour, son Dieu.

– Des nouvelles d’Oskour ?

– Ah… Il ne veut pas jouer à l’église.

– Mais quelle salope !

À la prononciation du mot salope, Oscar guetta les réactions, fier de son panache. Mais au regard de ses collègues, ni surprise ni coup d’œil complice. Oscar la solitude, seul le matin, puis le midi et encore le soir, dans son lit. Il décida de se concentrer à nouveau sur son clavier et fit sonner les notes d’Almost Blue. Ils étaient dix dans la salle et ce serait tout pour aujourd’hui.

– A quelle heure l’église ?

– A ce propos…

– Je ne pourrais pas…

– Moi non plus… j’ai…

– Et ma grand-mère arrive…

– J’aurai faim depuis deux heures déjà et…

– Salope…

Osakoura avait choisi l’église parce qu’elle la trouvait belle, et aussi pour fêter les trois ans de la mort d’Os. Elle éteint les lumières pour que la salle respire. Après la tombée du silence, elle se mit à chanter. Les gens respiraient fort pour clamer leur ennui. Elle poursuivit, insensible, et baissa même le volume, pour que tous se sentent forcés de faire de même. Quelques secondes plus tard, depuis le long couloir jaune, on entendait distinctement le chant d’un choeur, harmonieux et fort. Une voix faite de mille.

Ainsi quelques semaines plus tard, tous se rendirent à l’église, y compris Oskour. Depuis le chant, tout le monde s’était souvenu que brillait en chacun le désir d’être aimé et de créer ensemble. Il n’y aurait sûrement que des vieux fachos, durs de l’oreille qui plus est, mais c’était déjà ça. Une scène pour se retrouver. Quand Os était mort, tout le monde y avait un peu perdu. C’était le plus jeune, la fontaine à rire, le puits d’entrain ; d’un jour à l’autre, tout disparut dans un geste fourbe. La vieillesse fondit sur les âmes avec le goût amer d’un c’est comme ça ; laissant chacun figé dans son inanité. Aujourd’hui, ils joindraient leurs efforts pour faire bella figura, et sortir de leurs caves des sons qui ressemblent à la vie. Hoskarina et Loskaris étaient à côté ; Hoskarinia avait accepté l’invitation d’Oskouro et se tenait derrière, munie d’un triangle. Oscar était sur la gauche d’Oskour et lui souriait. Osakoura tournait le dos au public, mais sentait fort derrière l’épaule le regard dense d’Osakar. Elle y puisait sa force. Personne ne rêvait des mêmes choses, mais tous s’accordèrent de le faire en même temps, afin de le faire plus fort. La solidarité régnait.

Les notes commencèrent à siffler l’harmonie, détendant les visages les uns après les autres.

Plusieurs familles étaient présentes, et l’on devinait aisément qu’ils étaient là pour garder le silence. Un comité des fêtes avait aussi réuni les vieux du quartier, et la plupart, oublieux, crurent assister à une messe bizarre. Les enfants, eux, s’étaient départis dans l’ordre naturel : les brutes brutalisaient et les planqués s’inventaient des maisons sous les sièges. La plupart arboraient les mollets des parents comme le toit d’une baraque et jouissaient d’un abri sans pareil. C’était les seuls à voir le dessous des pieds du Christ. Sur le talon, des petits tas de boue s’étaient amalgamés à tel point qu’on eut cru voir sa chair. On avait dû le traîner longtemps à travers les bouges, les bordels les technivals, les cellules rances de certains prêtres. Peut-être aimait-il se rouler dans la boue, pensaient les enfants, comme la plupart des gens présents. Les craquelures grandissaient à vue d’œil et les témoins y virent un signe. Il voulait regagner la fange ; vite. A chaque coup de trombone, les fissures grossissaient, ainsi que le plaisir des gosses d’être mis dans le secret.

Alors que la fanfare entamait les notes d’American Boy, les portes de l’église s’ouvrirent dans un grand fracas. Un courant d’air glacé parcourut les corps, et les cervelles ne mirent pas beaucoup de temps à fantasmer le pire. Le marbre se fendait de part et d’autre de l’autel, laissant le Christ et sa douleur submerger tous les coeurs. Hallali dans les culottes. L’encensoir vibra. Une bible épaisse tomba à son tour, manquant d’être réduite en poussière, écrasée par sa propre vieillesse. Plusieurs personnes y reconnurent un présage et se signèrent. Memento mori. Les planqués vivaient bien l’intrusion du chaos, et toujours dans la confidence, attendaient les instructions. Saint Michel, côté droit, était grand et fort et dur, et semblait suspendu à un tout, tout petit crochet. Les premiers seront les derniers, pensaient les planqués dans le langage cruel de l’enfance. Couic couic. La terre n’achevait pas de trembler et quelques vieux crurent que c’était la faute à la messe bizarre, avec son prêtre femme et asiatique. Beaucoup furent réconfortés par ce qu’ils pensaient être la colère de Dieu. Quelque part, des yeux émus de leur passage.

Osakoura, elle, ne se retournait pas. Elle enjoignait la fanfare de continuer. Oscar se mit à avoir très peur et se cacha derrière Oskour pour se soulager. Il le regarda avec dépit et fausse compassion. Salope, pensa-t-il, avant d’avoir peur d’aggraver avec ses mots le sort de tout le monde. C’est là qu’il avaient prévu de jouer Show Must Go On et Osakoura ne sut si elle devait appuyer l’ironie du sort.

– Vous êtes ch-chaud ?

Personne ne répondit et elle comprit que le groupe n’existait plus. Dissolu dans la large toile de frustration qu’elle tentait, en vain, de rafistoler jour après jour. Tant pis ; à vrai dire, elle était en transe, prête à recevoir tous les destins. Elle avait très envie de faire l’amour et le regard dans son dos avait depuis peu déployé des mains et des bras par milliers, la chatouillant derrière l’oreille, l’effleurant le long de la colonne vertébrale, engageant le frisson sur ses muscles tendus. Le regard haptique, ça s’appelle. La musique reprit et les portes d’entrées ne cessèrent de claquer dans un sens ou un autre.

– Show must go oooooooooooon

Il n’en fallut pas plus pour déclencher les premières convulsions. Au pied de la sainte vierge :

– Aah Santa Maria

Une damelette toute frêle d’une quarantaine d’années se mit à frétiller dans le rance d’un tailleur et c’était triste, comme personne ne regardait. Ses doigts et ses rêves étaient jaunes, trempés dans le gris des porridges que l’on sert en prison. Le gin coula en petit filet le long de sa mâchoire triste, suivi de sa bile, criant le regret de n’avoir jamais enfanté.

– Santa Maria Santa santa santa Mari-ia

À nouveau seuls spectateurs lucides, les planqués s’en saisirent, la roulant au chaud à l’abri de l’avenir. Osakar n’avait pas quitté des yeux le corps d’Osakoura, ne se permettant d’en cligner qu’à de rares moments. Il avait les orbites et les hormones en feu. Un vieillard qui tentait de s’enfuir glissa dans la pisse d’Oscar, qui avait gagné le bas des escaliers. Le tremblement du sol s’accrut et bientôt plus personne ne put jouer. Certains tombèrent dans un fracas de métal et de cuivre. Le fait que la ville se tienne sur une faille sismique n’effleura personne ; c’était bien le temps des règlements de compte. Le symbole était de mise. La toile d’une peinture représentant Loth et ses filles se mit à suer. De grosses gouttes de cire perlaient, comme la peste quitte les pores de ces corps qu’elle a rongés. Le cœur du péché exsudait à l’air libre. Beaucoup eurent chaud et se mirent à baver comme des bêtes. Certains retirèrent leurs vêtements et chutèrent à genoux. La pierre du plafond devint friable, comme le sort de ces gens fatigués. Maintenant presque tous au sol – sauf les planqués, désormais debout et fiers – les gens gisaient sans grand désir de s’en sortir. Assez heureux de pouvoir mourir sans décider, dans le vomi et la pisse de quelqu’un d’autre. L’état régressif de créature rendait aux âmes leur confort, et procurait une diffuse sensation de plaisir infantile. Encore une fois, la nature avait frappé au bon endroit. Les planqués se réunirent à la porte d’entrée pour examiner la salle, et choisir qui emmener. Leurs petits corps graciles sautaient en rythme, approuvés par le monde. De la porte, ils aperçurent la foule roulée en boule, vagissant comme des nouveaux-nés. Les instruments avaient formé un gros tas sur la gauche, montagne de pneus qu’on s’apprêtait à brûler. Deux autres personnes étaient debout. Du moins en partie. Accrochés à quelque rebord du confessionnal, presque entièrement à l’abri des regards. Osakar se tenait derrière Osakoura, et glissait lentement son sexe en elle, en rythme avec les secousses. De loin, on eut cru qu’il lui faisait un câlin et l’empêchait de tomber. Les enfants y virent l’amour, et voulurent les sauver.

– Derrière vous !!!

– Quoi?

– Jésus !!!

Osakoura et Osakar se retournèrent et virent le lourd Christ d’ébène vaciller. Main dans la main ils coururent jusqu’à l’entrée, enjambant ces petits tas de boue et évitant la poudre de pierre qui ne cessait de pleuvoir. Oskouro leur prit la jambe et ils le relevèrent à leur suite. Une seconde plus tard, le bois du Christ chuta de deux mètres et s’échoua sur l’autel en mille morceaux. Les planqués et la dame au tailleur, Osakar, Osakoura et Oskouro sortirent au grand jour et découvrirent un soleil simple et désirable. Une ode à la vie. À l’intérieur, aucun mort ni blessé. Tous les tremblements cessèrent, et jetant un dernier coup d’œil à la foire malheureuse, ils partirent vers la mer, baptiser leur désir.

Hind Kaddouri

Illustration : Evern

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