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Faille

Il y avait cette fille qui me fascinait pas mal, sans doute à cause de son inébranlable confiance en elle. Sa sœur, que je connaissais bien, avait un jour eu cette phrase, que je trouvais particulièrement juste : « Tu sais, elle, elle ne doute jamais. » J’avais doucement ri, bien sûr, moi l’étudiant en philo : tout le monde doute, personne n’est suffisamment aveugle pour manquer l’énigme fondamentale qu’est le monde. Je veux dire, il y a au moins quelque chose qui la fait chanceler, qui la bouleverse, qui lui scie les jambes. Evidemment, m’avait répondu la sœur, évidemment elle peut être touchée, perturbée, émue ; ce n’est pas un cyborg. Mais au fond, là tout au fond, bien enfoui, demeurera toujours chez elle cet espoir solaire, ce petit bout de soleil pour aciduler la grisaille ; une certaine évidence de la vie.

Ça m’intriguait toujours, je considérais alors que soit, en quelque sorte, « on se pose des questions » – et alors l’existence devient un peu plus complexe, un peu moins aisée, pas moins belle mais disons, plus pentue – soit on ne s’en pose pas, et alors c’est le mythe de l’imbécile heureux ou, dit moins péjorativement, la foi du charbonnier, la simplicité lumineuse du prolo. Déjà une forme de mépris de classe selon moi, ce « prolo = imbécile heureux ». Le fameux et absolument dégueulasse « ils ont rien mais ils donnent tout », parallélisme compulsif des élèves d’école de commerce partis faire de l’humanitaire trois semaines au Vietnam. Elle n’était pas comme ça, loin de là : ni un ignoble requin de la finance, ni une espèce de gentille personne un peu béate, un peu simplette, satisfaite du peu qu’elle a. Autrement dit, son absence de doutes ne venait pas d’une quelconque « bonne nature », bonne pâte, blondeur couleur des blés, qui l’aurait dispensée de toute distance par rapport au monde. Au contraire, elle faisait preuve dans son humour d’un cynisme rare, d’un second degré à toute épreuve, grinçant et parfois pince-sans-rire, d’une science lancinante de la saillie et du dédain, comme j’allais moi-même en faire les frais. Elle était piquante, et j’adorais ça, c’était même ce que je préférais. L’énigme restait donc entière. 

Je décidai de la confronter. Peut-être l’apparition d’un dehors, le heurt d’une altérité, au-delà ou plutôt en-deçà des compliments dont elle était si familière, elle la jolie fille populaire et inaccessible, elle la princesse sauvage, peut-être une telle ligne de fuite allait-elle réussir à secouer les fondements de cette assurance qui commençait légèrement à m’irriter. Socrate au secours. Je l’assaillis sans discontinuer, à coups de mots, de psychologie de comptoir bien efficace, de coups de couteau au mental. J’allais chercher dans les tréfonds de mon sens critique et de ma maîtrise des affects inconfortables. Rien n’y faisait. Alors je suis passé aux actes : je l’ai bousculée, méchamment parfois ; j’avais besoin de savoir. Je l’ai emmenée dans ce que je connaissais de plus misérable, j’ai essayé de lui faire voir la détresse terrible des pauvres aux mains glacées. Et le pire, c’est que je crois bien qu’elle a vu tout ça. Qu’elle l’a compris, même. Elle est pas passée à côté, non, pas du tout, elle l’a pris pleine face, mais sans se départir de cette assurance tranquille, de cette certitude ancrée qui la rendait à la fois si charmante et agaçante. 

Problème : j’étais en train de me faire avoir, comme tous les autres avant moi. Je le prenais personnellement et puis, à force de passer du temps avec elle, évidemment, je perdais pied. Comme un con. Je me mentais : ce n’était plus pour comprendre que je faisais tout ça, ce n’était plus pour prouver je ne sais quoi sur l’incertitude universelle et la fragilité de la condition humaine. Du pipeau, ces trucs de pseudo philosophe : je faisais tout ça pour sa présence, rien d’autre, cette aura majestueuse qui l’enveloppait et que je n’arrivais pas à enserrer, à saisir d’un coup, cette puissance de sol qui m’échappait toujours, me dépassait sûrement. 

Je me heurtais à un mur de hauteur, une paroi froide, lisse, impossible à escalader. J’en étais presque, comme le grimpeur sur une coulée de lave trop parfaite, à m’attacher aux petites aspérités que faisaient sur ce mur l’ironie, l’humour coupant, la pique assassine. Et ça ne me déplaisait pas. La sœur m’avait prévenu : tu te fais capturer. J’essayais de la faire vaciller, et c’est moi qui me ramassais comme un débutant. J’aurais dû m’en douter : j’étais allé au combat sans protection, sans avoir bossé mes appuis, en baissant un peu trop ma garde alors que la sienne était bien dressée, devant le visage, points fermés, infranchissable. Résultat : je me faisais piétiner. Je m’étais pourtant promis que ça n’arriverait plus, que j’en avais plus qu’assez d’être éternellement le jouet de filles plus fortes que moi. L’incertitude me minait de plus en plus. 

J’en ai eu marre. Cette arrogance… Ça me laissait pantois. J’ai juste eu envie de fuir, de me casser, loin de cette carapace qu’elle s’évertuait à m’opposer. Parce que oui, j’en étais resté convaincu : c’était une carapace, et le pauvre homme, la pauvre femme, le pauvre souffle d’air qui allait réussir à la fissurer, allait se prendre pleine gueule un torrent d’une rare violence. Alors j’ai préféré partir loin. Je nage très mal en eaux profondes.

Une nouvelle de Louis Caillat, parue dans le numéro 41 du journal La Gazelle

Illustration : « échecs » de Sophie Moralès

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