La mosquée Nord Kamal de Norilsk, ville fermée sibérienne assise sur la plus grande réserve de nickel de la planète, jouit du statut de mosquée la plus « polaire » du monde. Par son architecture turque, ses murs bleus et son dôme, elle se démarque du reste des bâtiments de la ville russe, mais ses murs octogonaux et son minaret carré, pour résister au gel et aux tempêtes polaires, ainsi que ses fondations sur pilotis contre la fonte du pergélisol, sont typiques des constructions polaires. À l’image de l’islam des régions arctiques de la Russie, la mosquée de Norilsk a un pied dans la tradition musulmane et l’autre dans les coutumes locales.
Du fait des très importantes migrations économiques de l’Asie centrale et du Caucase vers les villes industrielles circumpolaires russes, se pose depuis des années la question de l’intégration de la culture musulmane à ces espaces polaires. Si la mosquée de Norilsk apparaît sur le site de la municipalité comme l’un des symboles de l’ouverture culturelle de la ville, à Mourmansk, les habitants et les édiles s’opposent depuis 1988 à la construction d’une grande mosquée dans le centre de la ville.
Il serait aisé d’asséner que les réticences des « autochtones » face à l’arrivée de migrants musulmans d’Asie centrale et à leur volonté de trouver leur place dans l’espace public, n’est que le fait d’une minorité radicale xénophobe défendant une certaine idée de la Russie historique (n.d.l.r « blanche et chrétienne orthodoxe »). La réalité est bien plus complexe et souligne de manière beaucoup plus fine les aspirations et mutations qui traversent les sociétés arctiques russes. Tout d’abord, la place de l’islam dans la société russe est un fait qui ne permet pas de calquer sur lui les modèles européens. Ensuite, les difficultés rencontrées par les musulmans dans l’Arctique sont plus affaire d’identité que de religion, de sorte que l’intégration finit bien souvent et dans de nombreuses villes par se faire sans accrocs.
L’islam de Russie
La Russie reconnaît constitutionnellement l’islam en tant que l’une des religions historiquement pratiquées sur son territoire (avec le christianisme orthodoxe, bien entendu, le judaïsme et le bouddhisme). D’après le recensement de 2002, le dernier à comporter une question liée à la religion, la Russie comptait 14.5 millions de musulmans (soit 10% de sa population). Vingt ans plus tard, en y ajoutant les populations migrantes (légales ou non), notamment d’Azerbaïdjan et d’Asie centrale (environ 4 millions), le chiffre avancé officiellement est de 20 millions de musulmans. Ainsi, et du fait de la part grandissante des musulmans dans la démographie russe, la place de l’islam est l’une des questions structurantes de la société russe contemporaine, tant pour le gouvernement que pour la population.
D’une part, le Kremlin a développé un discours autour de l’islam en Russie qui s’articule autour d’une dialectique pro-islam mais extrêmement ferme à l’égard des courants considérés comme « non traditionnels ». En effet, dans la continuité des traditions impériales, depuis Catherine II, l’islam est considéré – même constitutionnellement – comme une religion historique de la Russie. Dans le même temps, depuis 1999 et la seconde guerre de Tchétchénie, tout mouvement ne promouvant pas, aux yeux des autorités, un islam conforme, se voit estampillé du label « wahabbite » –même s’il n’a pas de liens idéologiques avec cette école – et se voit interdit.
D’autre part, l’islam structure l’action russe à l’étranger, à travers une diplomatie volontaire en direction des pays musulmans – en 2005, en faisant valoir le caractère autochtone de sa population musulmane, la Russie devint membre observateur de l’Organisation de la coopération islamique (OCI), forte de 57 Etats membres et seul organisme intergouvernemental musulman (Jacques Lévesque, « La Russie retrouve ses racines musulmanes », Le Monde Diplomatique, n°657, décembre 2008). De plus, outre ses aspects stratégiques, les interventions militaires russes au Moyen-Orient font écho à la crainte d’attentats islamistes sur le territoire russe, vieille obsession du Kremlin, et permettent de renforcer le discours officiel à ce sujet, qui l’avait déjà été suite aux attentats du 11 septembre.
Ainsi, ces deux volets, intérieur et extérieur, de la politique russe à l’égard de l’islam sont l’un des piliers de la stabilité interne sur laquelle repose le régime de Vladimir Poutine. Ils renvoient aux deux enjeux du discours nationaliste russe : présenter le peuple de la Fédération comme multinational mais uni d’une part et d’autre part faire front aux attaques venues de l’étranger (ici, celles de l’islam « non conforme », nécessairement exogène).
Au-delà de la rhétorique du Kremlin, la population russe a un rapport relativement sain à l’islam, et les actes islamophobes sont moins nombreux en Russie qu’en Europe occidentale. Dans les sujets historiquement musulmans (Caucase, Volga-Oural, par exemple), l’islam, sa pratique et ses signes extérieurs sont parfaitement intégrés aux paysages social et urbain.
A l’échelle fédérale, les actes xénophobes sont largement plus courants que les actes islamophobes. Cependant, il est à noter qu’il est souvent difficile de faire la différence entre la motivation ethnique et la motivation religieuse de ces agressions, lorsque celles-ci ciblent des personnes issues de communautés notoirement musulmanes. D’après le Center for Information and Analysis (SOVA), entre 30 et 60% des agressions xénophobes visent des personnes de culture musulmane, mais elles n’admettent que très rarement un contenu explicitement islamophobe.
De ce fait, un indicateur bien plus représentatif de l’islamophobie en Russie est la comptabilisation des actes de vandalisme à l’encontre de lieux de cultes musulmans. Le centre SOVA a recensé, entre 2010 et 2016, 58 actes perpétrés contre des lieux de culte ou cimetières musulmans. À titre de comparaison, la réponse du Ministre de l’Intérieur à une question du député Marc Le Fur, ayant mené à la publication au Journal officiel des statistiques des profanations en France, permet de comptabiliser 190 actes du même type seulement entre 2010 et 2012 dans notre pays. Afin de rendre compte de cette nette différence, Talgat Tadjutdin, président de la Commission spirituelle centrale (CDUM), souligne que la Russie compte 8000 mosquées, contre seulement 2200 en France.
La partition religieuse de la société russe, une vision caduque remise au goût du jour ?
Historiquement, la religion était, dans la Russie impériale, un discriminant essentiel de la population, qui se divisait en une majorité orthodoxe et des minorités chrétiennes non-orthodoxe, musulmane et chamanique. Avec l’avènement de l’URSS, l’homme soviétique s’est vu catégorisé selon des critères ethniques – son appartenance à une république ou à une communauté – et la religion, farouchement combattue par le régime des Soviets, s’est effacée en tant que véritable critère d’appartenance à un groupe social.
Aujourd’hui, la division ethnique s’est largement diluée au profit d’une conception très floue d’une « race russe blanche », construite en réaction à une population migratoire grandissante (la Russie, avec entre 7 et 12 millions de migrants, tient la deuxième place du classement mondiale après les Etats-Unis) et en outil d’un discours d’extrême droite sur la défense de l’identité russe (Laruelle, Russia in Decline, « How Islam Will Change Russia »). Cette division ethnique n’est plus ni admise par l’ensemble de la population, ni définie sur des critères objectifs. Elle correspond à l’un des avatars de la droite xénophobe sur le thème de la mise en péril de la culture nationale par des cohortes de migrants.
La division religieuse semble, quant à elle, revenir au goût du jour. D’une part, 80% de la population russe se considère comme appartenant à l’Eglise orthodoxe. Ceci s’explique à la fois par la proximité de ladite Église et du pouvoir, en tant que marqueur essentiel de cette « identité russe » défendue par l’extrême droite, et par la rhétorique nationaliste dont elle est l’un des piliers (si la Constitution russe reconnaît quatre religions « historiques », la prééminence de l’Eglise orthodoxe y est aussi rappelée). D’autre part, l’appartenance à l’islam est revendiquée chez nombre de migrants en provenance d’Asie centrale. En effet, ces relativement jeunes migrants, issus d’une génération n’ayant donc pas connu l’Union soviétique et le tabou religieux, sont largement plus pratiquants que leurs aînés. L’appartenance à la communauté musulmane leur permet de dépasser leurs différentes origines démographiques et de se souder en un ensemble cohérent et solidaire afin de faire face à des trajectoires migratoires souvent violentes. De plus, ces populations migrantes sont vues comme « essentiellement musulmanes » par les Russes ; il n’est donc pas étonnant que ce dénominateur commun les rassemble et qu’elles construisent leur identité par rapport, précisément, au regard porté sur elles.
Dans l’Arctique, un rejet de la visibilité de l’islam plus nostalgique que xénophobe
Il est remarquable de constater à quel point les réticences des habitants des régions polaires russes à l’installation de nouvelles communautés musulmanes ne trouvent pas leur source dans une idéologie raciste (hormis pour certains groupes d’extrême droite précisément identifiés), mais plutôt dans le refus de l’altération du paysage urbain (Sophie Hohmann et Marlène Laruelle, « Polar Islam : Muslim Communities in Russia’s Arctic Cities », Problems of Post-Communism, 2019). En effet, la « présence musulmane » ne pose généralement pas de problèmes lorsqu’elle n’est pas visible ; en revanche les pierres d’achoppement sont souvent la volonté de la communauté de s’institutionnaliser en construisant une mosquée.
L’identité urbaine des villes de l’Arctique russe est très ancrée et encore très présente dans les esprits. La génération des habitants arrivés dans les régions circumpolaires du temps de Khrouchtchev en est la mémoire encore vivante. Dans les décennies 1960 et 1970, l’arctique russe était un eldorado. Du fait de l’importance stratégique capitale de l’exploitation des ressources souterraines pour le développement de l’URSS, les habitants de ces villes industrielles étaient choyés par Moscou : les infrastructures étaient modernes, la scène culturelle vivante et les rayonnages des magasins pleins (op. cit).
Ces décennies ont aussi correspondu à une époque où l’Arctique rendait possible un épanouissement à la fois personnel et professionnel, à travers un cadre de vie enviable, une situation sociale prestigieuse et l’exaltation de participer, par le travail, à hisser l’URSS au rang de grande puissance mondiale. De manière générale, c’est la nostalgie de cet espace comme front pionnier qui est le frein principal à l’installation visible d’une communauté musulmane, la population locale – pétrie de cet idéal parfois seulement hérité – refusant toute altération profonde d’un paysage urbain souvenir de cet âge d’or délité.
Paradoxalement, les nombreux migrants (musulmans) en provenance de l’Asie centrale et du Caucase sont ceux qui rendent précisément possible le renouvellement du front pionnier du nord de la Sibérie voulu, financé et institutionnalisé par le Kremlin. D’une part, ces régions polaires sont absolument vitales à la Russie, puisqu’elles abritent les réserves d’hydrocarbures et de minerai du pays. Elles constituent donc depuis des décennies un important facteur d’équilibre interne, en ce qu’elles permettent de redistribuer les ressources du pays vers les régions plus déshéritées. D’autre part, l’augmentation du niveau de vie de la population russe depuis les années 2000 ne permet plus véritablement de trouver des ouvriers, notamment miniers, dans les populations locales et les sociétés ont donc massivement recours aux travailleurs immigrés (Sophie Hohmann, « L’Arctique russe, reconquête d’un front pionnier ? », Hérodote, n° 166-167, 3e trimestre 2017).
Face à ces réticences, une communauté musulmane qui s’adapte, à l’image de la société russe
Reste que les populations musulmanes font d’importants efforts de conciliation et des concessions qui mènent à leur intégration dans le tissu social et le paysage urbain. Littéralement, il s’agit pour elles de se faire accepter en ne perturbant pas trop l’espace des villes : les minarets ne sont pas très hauts (il existe des villes où ils ne sont pas dotés de haut-parleurs et où l’appel à la prière se fait par d’autres biais, tels que des SMS ou Whatsapp) et de manière générale les mosquées sont petites, calibrées pour accueillir le faible nombre de fidèles la fréquentant régulièrement. Pour les festivités musulmanes, qui attirent dans les plus grosses villes plusieurs milliers de personnes, des salles sont louées à proximité. Dans ces conditions, la construction d’une mosquée est généralement acceptée par la population, ce qui corrobore largement l’idée que les réticences envers les musulmans éprouvées par les Russes issus de la colonisation soviétique du grand Nord est plus de l’ordre de la nostalgie que de la xénophobie.
Cependant, l’autorisation de construire une mosquée se joue à l’échelle de la municipalité et est représentative de la capacité de la communauté musulmane locale à présenter une figure qui s’entende avec les édiles. Cette figure est souvent le patron et mécène de la communauté en question ; il s’agit généralement d’un homme d’affaires tatar ou azerbaïdjanais enrichi (cela souligne l’aspect transnational de ces communautés), déjà intégré dans le tissu social de la ville, ayant de bonnes relations avec les autorités locales et permettant aussi de « normaliser » le projet de construction auprès de la population russe. A Norilsk et Salekhard, c’est Mitkhad Bikmeyev, un homme d’affaires tatar, qui a financé les mosquées. La mosquée de Nadym a, quant à elle financée par Azat Safin également d’origine tartare ancien directeur d’une entreprise gazière et député « Russie Unie ».
Ainsi, dans des régions où la présence de l’islam est historiquement faible, la communauté musulmane parvient à trouver sa place dans des paysages urbains chers aux habitants, à force de conciliation et en bâtissant des relations de confiance avec les autorités. Le cas de Severomorsk est édifiant : l’ancien imam de Mourmansk, Ali Visam Bardvil, est parvenu à faire ouvrir une salle de prière dans cette ville fermée abritant la plus grande base navale de la marine russe, signe de ses liens étroits avec les autorités militaires. De plus, dans de nombreuses villes industrielles arctiques, ce sont les compagnies pétrolières, gazières et minières qui mettent la main à la poche et financent partiellement la construction de mosquées, un signe envoyé à leurs très nombreux employés immigrés et musulmans. Il existe même des coopérations cherchant à pousser plus loin l’intégration des musulmans : depuis 2012, et à l’époque sous l’égide du Service fédéral des migrations, les mosquées du district autonome de Iamalo-Nénétsie (autour de la ville de Salekhard) proposent des cours de russe aux migrants centre-asiatiques afin d’aider leur assimilation.
Dès lors, l’islam s’intègre, au fur et à mesure que les difficultés sont surmontées, dans le paysage urbain et le tissu social de ce front pionnier renouvelé qu’est l’Arctique russe. À l’image de la société russe tout entière, plurielle et multiculturelle, l’islam se fraie la place que la démographie changeante du pays impose. Plus encore que de se greffer à des territoires à première vue à tous les égards inhospitaliers, les musulmans du grand Nord russe les ont absorbés au sein de leur identité. Aujourd’hui, les migrants revendiquent le statut de Severiane, le nom des pionniers soviétiques des régions arctiques, celui-là même qui est au cœur de l’identité nostalgique des habitants russes, et célèbrent les valeurs de cet esprit pionnier.
Cependant, derrière une paix communautaire apparente mais toute relative, des conflits couvent, notamment avec les habitants indigènes. Depuis quelques années, le commerce de la viande hallal de renne (fruit de la volonté de communautés musulmanes établies dans des villes où l’approvisionnement se fait difficilement, à des coûts exorbitants et plus de la moitié de l’année uniquement par bateau et avion) crée des tensions avec les Nénètses. En effet, pour les Samoyèdes, le renne est un animal sacré, auquel l’abattage hallal ne convient pas. Si jusqu’ici ces différends sont restés circonscrits, la nouvelle « concurrence » au sein de l’identité arctique que fait émerger l’installation de musulmans pourrait engendrer des conflits plus ouverts entre les communautés.
Hugo Caste