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Illusions Perdues, ou la peur de paraître provincial

Illusions perdues est un des romans les plus conséquents de la Comédie Humaine d’Honoré Balzac. Publié entre 1837 et 1843, il fait le récit de Lucien, un jeune poète provincial, épris de gloire littéraire, qui va connaître l’échec et l’humiliation lorsqu’il tentera d’intégrer un monde qui ne veut pas de lui.

« Dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois. »

Paris, début du XIXème siècle.

Lucien Chardon – ou De Rubempré comme il aime se faire appeler – foule pour la première fois le sol parisien. Fraîchement débarqué d’Angoulême, cette petite ville de province, où comme tant d’autres « l’instruction vieillit, le goût se dénature comme une eau stagnante. », le jeune héros balzacien ne peut s’empêcher d’être émerveillé face à la fresque qui se déroule sous ses yeux. Les « gracieux », les « coquets », défilent dans les rues, délicieusement vêtus des étoffes les plus soyeuses, feutrés à la pointe de la mode, tirant des poches de leurs gilets des montres plates « aussi grosses qu’une pièce d’or », et cultivant ainsi l’air faussement attentif des bonnes gens pour qui la notion du temps est plus qu’un prétexte aux conversations dérisoires. Ah Paris, cette ville où « brillent les grands esprits », où « l’air est chargé de pensées », où « tout se renouvelle ». N’est-ce pas là l’endroit tout désigné pour quelques aspirants poètes venus chercher gloire et reconnaissance, si longtemps lénifiés par l’air putride et stérile de la province ? Cette même province qui embourbe les esprits et condamne par son existence même le génie créateur, qui, incapable de se déployer, est condamné à s’incliner face à la réalité prosaïque des campagnes. 

Pourtant, la ville qui devait être la destination finale d’un parcours initiatique à la fois intellectuel et spirituel, se trouve être le lieu de tous les maux. Les manières raffinées et aristocratiques de l’élite parisienne, les bijoux étincelants, ou encore les dernières parures à la mode, ne sont en fait que des moyens de dissimuler la crasse d’un milieu régi par les règles de l’entre-soi. L’écrivaillon mal fagoté, dont les manches de la méchante petite redingote sont trop courtes, les boutons usés, les manières gauches, n’est qu’une distraction, un brin d’exotisme au milieu de la grisaille urbaine. S’il s’essaie aux manières de la haute société, c’est le ridicule qui l’attend. Le bon goût, la noblesse d’âme et d’esprit, n’est pas seulement dans le sang, elle est aussi dans la terre qui nous a vus naître. Madame de Bargeton est bien parente de la renommée Marquise d’Espard ; pourtant elle ne possède ni sa grâce ni son attrait. L’air provincial lui colle à la peau, étouffe sa beauté, son esprit. « Un grand homme de Province » n’est en fait qu’un petit homme une fois déraciné de sa bourgade ; ce qui passait pour extraordinaire n’obtient plus la moindre attention. Que celui qui s’aventure à travestir ses origines prenne garde alors à ne pas se brûler les ailes. 

Finalement, la désillusion du jeune poète n’est que le constat d’une fracture à la fois spatiale et sociale entre Paris et le reste de la France.

Living the Parisian Dream

Combien sont-ils chaque année à quitter, comme Lucien, le nid familial dans l’espoir de faire leurs preuves dans la capitale ? Combien sont-ils, bercés et enorgueillis depuis leur plus tendre enfance par leurs parents ou professeurs, à réaliser qu’ils ne sont rien, alors qu’ils pensaient être tout ? 

Parmi les étudiants vivant en Ile-de-France, un sur cinq est né dans une autre région française selon l’Insee. Désireux de s’émanciper d’un lieu incapable de répondre à leur ambition, c’est avec espoir et enthousiasme qu’ils démarrent leur nouvelle vie au sein de la ville des Lumières. Très vite cependant, la réalité prend le pas sur l’illusion. Fantômes hagards, les pieds martelant mécaniquement le sol goudronné, les oreilles assourdis par une ville qui ne dort jamais, les corps frissonnant de froid , ils ne font plus qu’un avec la masse ; autant de singularités finalement réduites à des âmes asphyxiées, compressées, dans des simulacres d’appartements. Les cliquetis métalliques d’un métro sans cesse en retard, deviennent une mélodie familière, routinière ; rassurante dans un sens. Toujours pressés, sans savoir pourquoi, ils adoptent les codes d’un endroit flottant, hors de tout. Rats, cafards, punaises de lits ; autant de nuisibles à éviter et qui, partout pourtant, pullulent. Quand ce n’est pas la nature hostile qui se dresse sur leur chemin, c’est le mépris qui leur barre la route. Le mépris d’un cercle élitiste pour qui Paris est le centre du monde, et les provinciaux une présence anecdotique. 

Quand le professeur de classe préparatoire me demande avec dédain d’où je viens, je décèle le désintérêt ; pire un vague ennui. Pour la première fois de ma vie, j’ai honte de répondre. Le provincial n’a pas le choix : il doit maîtriser les codes, l’ethos parisien, camoufler son accent, son patois, ses maladresses, son ignorance, au risque de finir jeté en pâture.

  Face à la réalité des choses, à la destruction progressive de nos illusions pourtant si soigneusement construites, encouragées, peut-on à nouveau s’autoriser à rêver ?

Illusions perdues ou désillusions ?

Si l’on s’en tient à la définition du dictionnaire, la désillusion n’est au fond qu’une illusion perdue. Elle est l’expression d’un manque, d’une perte, qui n’attendent que d’être comblés. Pourtant, il y a quelque chose d’encore plus fort qui est en jeu derrière la notion ; celle de la destruction même de l’illusio, d’un désengagement, d’une impossibilité désormais de voir le monde autrement qu’à travers le filtre insipide du réel, anti-romanesque au possible. Face à l’implacable réalité, il faut savoir s’accorder des moments de poésie, qui, à défaut de nous illusionner, rendent l’existence plus supportable. S’émerveiller devant les petites choses du quotidien, laisser son esprit apaisé voguer le long de quelques jolies avenues. Se rappeler que notre présence, combien même nous pouvons en douter, fait sens.

Mais surtout, ne jamais baisser les yeux.

Notre place n’est pas celle, passive, du simple spectateur qui, de loin, admirerait un monde merveilleux qui lui serait interdit. Paris, qu’elle soit la ville des Lumières ou des Mirages, n’est pas une chimère hors de portée. Le destin de Lucien n’est pas le nôtre, pendu comme une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes.

Alors à nous de le saisir. 

 

Emma Del Ponte

Illustration : Mila Ferraris 

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