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« Le corps et le plaisir : des fondements de la société de surveillance et de la servitude volontaire ? »

Et si l’usage de nos corps n’était pas entièrement de notre fait ? Et si, en fin de compte, notre peau, notre toucher et jusqu’à nos plaisirs, n’étaient que des fables, que des récits créés de toutes pièces ? Halte : un examen s’impose pour le XXIe siècle, et pour après.

 

Habiter son soi, ou les prémices d’un mythe

  « Une maison est une machine à vivre », c’est dans cette dynamique que Le Corbusier achève la construction en 1952, de la Cité radieuse à Marseille qui s’inscrit dans une culture profondément fasciste. Cet ensemble architectural vise à construire et rationaliser le quotidien d’un homme nouveau, d’un homme sportif, laborieux, obéissant. Le fascisme architectural se traduit par le fait que le bâtiment concentre et uniformise l’ensemble des individus dans ses murs. Avec l’avènement de nos sociétés démocratiques, libérales, capitalistes, de consommation de masse, un tel usage des corps et des plaisirs paraît inconcevable : il semble, par la force des choses, inhérent aux totalitarismes. Eh bien, il s’agit là d’une mythologie – la mythologie d’une société démocratique, libérale, dans laquelle les individus seraient libres de leur choix, de leur plaisirs et de l’usage de leur corps. De telles sociétés mettent en scène cette liberté de sorte que les citoyens ont l’illusion d’être encore propriétaires de ce qu’il peut y avoir de plus intime en eux. 

Dans quelle société vivons-nous aujourd’hui ? Quels sont ses fondements ? Face à cette rhétorique naturellement légitime, on mènera une entreprise de dévoilement afin de démystifier le spectacle de l’autodétermination des corps et des plaisirs dans notre société de surveillance et de servitude volontaire. Dès le XVIe siècle, Etienne de la Boétie montre que ce qui permet à l’autorité étatique d’user à son bon vouloir du corps des individus (souvent de manière tyrannique), c’est la servitude volontaire du peuple soumis. Et bien que la force ou la violence puissent contraindre un homme à obéir, c’est bien souvent l’habitude qui lui fait oublier qu’il était libre. L’habitude, chez l’être humain, efface la nature : « La première raison pour laquelle les hommes servent volontiers, est parce qu’ils naissent serfs et sont nourris comme tels ». 

Pouvoir du plaisir et plaisir de pouvoir

La coercition sur les corps est une des signatures de nos sociétés libérales et capitalistes. Michel Foucault parle de « bio-pouvoir » pour désigner le  type de pouvoir qui s’exerce sur la vie : la vie des corps et celle de la population. Il remplace peu à peu le pouvoir monarchique de donner la mort. L’exercice de ce pouvoir constitue un gouvernement des hommes ; et avant de s’exercer à travers les ministères de l’État, il aurait pris racine dans le gouvernement des âmes exercé par les ministres de l’Église . Le fonctionnement de cette manière de pouvoir, proprement gouvernementale, reste la même, à travers l’Église ou l’État moderne : il est à la fois globalisant (le troupeau, la population) et individualisant (la brebis, le corps). Dans cette version politique, étatique, le bio-pouvoir prendra en charge la vie, non plus des âmes, mais des hommes, avec d’un côté le corps (pour le discipliner) et d’un côté la population (pour la contrôler). Tout est fait dans cette institution pour faire rompre les individus avec toute forme de plaisir.

De fait, le plaisir n’est pas qu’un problème de bourgeois capitalistes : il concerne l’ensemble des individus qui vivent dans ces structures capitalisantes. Si, pour Deleuze, le plaisir est un problème de riches, on peut aussi mettre en lumière le processus d’asservissement des structures capitalistes par le plaisir personnel à travers le prisme de l’analyse foucaldienne. Plaisir contre désir, plénitude plutôt que manque, expérimentation à la place de répression : la scène construite par Foucault valorise la dimension politique du plaisir. En instaurant le désir en vecteur des engagements collectifs, on cède à l’imagerie selon laquelle le pouvoir se réduit à l’exercice de la contrainte. A l’inverse les plaisirs désignent ce que les corps expérimentent d’ores et déjà de leur puissance. Ils ne portent pas avec eux une demande imaginaire adressée au pouvoir, ils manifestent une résistance effective, réelle, immanente à son emprise. Plutôt que d’inciter les sujets à projeter leur satisfaction dans un ailleurs, ils permettent de l’expérimenter ici et maintenant. Le plaisir substitue l’affirmation à la revendication. En ce sens, il désigne une manière non utopique de se tenir à la marge des normes du pouvoir.

Dé$ir ∉  corp$ 

On l’a compris : le capitalisme utilise les corps ; il met en scène les stéréotypes. Cependant, le développement et le triomphe de ce modèle n’auraient pas été possibles sans le contrôle disciplinaire réalisé par le nouveau bio-pouvoir qui, par une série de technologies appropriées, s’est créé les « corps dociles » dont il avait besoin. Si le capitalisme détruit des emplois, défigure les paysages, pollue l’atmosphère, épuise les matières premières et brise parfois les individus, il est aussi le système qui produit et diffuse les biens esthétiques à très grande échelle. Nous sommes au stade hyperbolique de ce système marqué par l’inflation esthétique. Plus un seul objet qui ne soit objet de design – jusqu’aux paillassons et aux enseignes de pharmacie. 

Dans ce cadre qui voit se constituer des empires esthético-marchands, les territoires autrefois disjoints de l’art et de l’industrie, de la mode et de l’art, de l’avant-garde et du business sont pris dans une dynamique d’hybridation : Vuitton fait appel à Stephen Sprouse ; Christian Lacroix dessine une montre Swatch ; BMW propose un cabriolet « Magritte ». Le capitalisme artiste a créé un consommateur hédoniste-esthétique perpétuellement à l’affût de changements. Et il n’y a pas de limites à la recherche d’expériences sensibles et « surprenantes ». Ainsi certains juristes, comme Bernard Harcourt, considèrent-ils que nous sommes dans une nouvelle ère de la société de surveillance, dans une société d’exposition. Cette nouvelle ère est au fond une société de la servitude volontaire. En effet, les plateformes numériques nous procurent un plaisir intense : l’utilisation des selfies, par exemple, en est significative. Ces technologies éveillent ainsi le corps, procurent de la dopamine. Mais il y a plus : les individus cherchent la reconnaissance sociale par le biais de ces plateformes – ou du moins s’agit-il de chercher le plaisir.  

Mais on découvre en creux une logique du doppelganger : toutes les traces numériques que l’on laisse sur l’Internet deviennent une personne numérique, un autre numérique. Cette logique constitue le cœur de la société d’exposition : il s’agit d’essayer de trouver l’autre personne numérique qui soit la plus proche de la nôtre, pour ensuite utiliser cet alter ego et se faire proposer des recommandations, notamment. La société d’exposition est un instrument du capitalisme sui generis ; et l’on voit par exemple cet usage politique du corps numérique culminer dans l’affaire Cambridge Analytica : les données personnelles de plus de 87 millions d’utilisateurs de Facebook ont été recueillies et exploitées par cette société britannique, dans le but de promouvoir la campagne de Donald Trump. 

Tous des mythos ?

Le mythe est sans fin ; de même que le corps et le plaisir, enfin, sont des outils des structures capitalistes, ces microcosmes dans lesquels s’exercent des rapports de domination, permettant d’une part l’asservissement consenti et d’autres part la consolidation d’un processus de surveillance. 

Bien au-delà de nos perspectives, le prisme de la photographie pourrait mettre en lumière l’usage des corps par les communautés transgenres, par exemple. De la même façon, la sociologie peut révéler l’intériorisation des rapports de dominations liés à l’orientation sexuelle légitime par les communautés LGBTQIA+ dans les États-Unis des années 1980, qui, en retournant cette contrainte exercée sur leur corps et leur comportement, grossissent ironiquement les masques sociaux et s’extravertissent. En bref, l’avènement du capitalisme marque la domination de l’économie sur les autres champs de la société et particulièrement le champ social. Car le propre du capitalisme, c’est de s’étendre, c’est de prendre possession du monde. Et la mythopoïèse – littéralement la « production de mythes » – de se poursuivre encore et encore, comme si elle n’eût jamais cessé depuis le vieil Homère.

 

Mattéo Drame

Illustration : Céèf

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