Un article initialement paru dans le numéro 42 « Décrocher la Lune »
Regard sur la Lune au sein de la langue française. Symboliquement féminine, elle prend une valeur péjorative que le langage lui assigne, mettant ainsi au jour les stéréotypes de genre qui subsistent dans notre société. D’une certaine manière, elle est décrochée de son sens astral et de sa hauteur dans le ciel.
La Lune dans l’art : les portraits de son éclat
L’astre clair de nos nuits occupe depuis longtemps cultures, pensées et rêves. Entre l’Histoire véritable de Lucien (II° siècle) qui relate un voyage au-delà des frontières du monde jusque sur la Lune, De la Terre à la Lune de Jules Verne (1865) ou encore Objectif Lune d’Hergé (1953), le satellite s’empare du cœur des Hommes. Dans un regard qui s’éloigne de celui du conquérant ou de l’explorateur, c’est aussi avec une certaine sentimentalité que l’art s’approprie l’astre au front d’argent. Topos du Romantisme, la Lune inspire le sublime, le mystère, et bien souvent la femme aimée. Rayonnante, elle est objet d’admiration et de désir. En peinture, on pense notamment au Clair de Lune d’Ivan Aivazovsky (1817-1900), qui embrase son tableau d’une lumière nocturne mystérieuse, ou à la Ballade à la Lune de Musset (1810-1857). Terre impossible, symbole romantique, pour ne prendre que ces deux représentations, la culture rend bien souvent à l’astre son éclat naturel.
La Lune et le symbole féminin peuvent faire l’objet d’un rapprochement notable. Que ce soit dans les sentiments du romantique ou dans l’ambition du conquérant, l’art fait de la Lune comme de la femme un objet de désir, un mystère inaccessible. L’idée de mystère est présente chez Freud, pour qui la femme est un « continent noir », un monde nocturne incompréhensible.
La Lune dans nos expressions actuelles
Si l’astre bénéficie donc d’une place insigne au sein de nos arts, sa présence dans le langage est également importante. Le symbole féminin est notamment préservé dans l’essence de notre langage : « la lune » est un substantif féminin, qui contraste avec « le soleil », masculin. On note une extension de cette féminité nocturne dans l’opposition entre « la nuit » et « le jour ».
Cependant, la goutte d’étoile d’Hugo ne semble pas bénéficier des mêmes éloges. En fixant notre télescope sur la Lune au sein du vocabulaire et des expressions françaises, nous pourrions nous rendre compte d’un désastre. Pourquoi un nom si violent ? Il semblerait que nos mots inspirés par le satellite n’évoquent rien qui touche aux astres… ni au sublime.
Étymologiquement, le mot « Lune » vient du latin Luna et signifie « éclairer », « briller ». Observons son héritage linguistique et les tonalités de ce mot à travers quelques expressions de notre langage courant. Nous pouvons prendre pour commencer l’expression « être dans la lune » qui signifie être distrait. La Lune semble représenter un endroit de l’esprit où l’on se perd, où l’on s’éloigne de la réalité et de ses responsabilités. Dans un registre un peu plus rude, nous pouvons penser aux mots « con comme la lune », locution adjectivale injurieuse qui renvoie à la stupidité de la personne en question. Par cette comparaison l’astre devient une référence de bêtise. La Lune se décroche peu à peu de sa splendeur. « Face de lune » est également une injure pour désigner un visage joufflu. Si la Lune manque de matière grise, le langage la condamne aussi à une certaine grosseur.
Distraite, sotte, ronde, la Lune est par ailleurs méprisable par son caractère trompeur. On pense à la formule « faire voir la lune en plein midi » qui évoque le fait d’abuser de la crédulité de quelqu’un. L’expression donne à la Lune le défaut de la traîtrise. Ne lui faites pas confiance, son crâne lisse a été rasé. Nous pourrions relever ainsi bien d’autres formules péjoratives comme « promettre la lune », faire une promesse irréalisable, ou encore « demander la lune » qui à l’inverse désigne une trop grande exigence.
Si la Lune perd dans le langage son sens astral et sa portée valorisante observée dans la littérature, le symbole de la femme n’en est pas moins conservé. Les défauts qui lui sont associés évoquent en effet un portrait féminin stéréotypé : inférieure intellectuellement, souvent infidèle, se devant d’être mince hormis lorsqu’elle se doit d’être enceinte, le langage est révélateur de mentalités bien inscrites dans notre société.
Les mots dérivés de la Lune : un décrochement final
Qu’a-t-on alors à envier à cet astre que la langue salit ? Chacune de ces expressions renvoie à des défauts. La Lune est ainsi décrochée des statuts honorables que nous avons évoqué dans les arts et est inscrite dans la bassesse de nos injures et de nos tares. Le mot lui-même est par ailleurs parfois transformé. Lorsqu’il n’évoque pas son sens étymologique, que l’on retrouve dans les noms « luciole », « lumière » ou encore « lustre », il devient un adjectif au ton encore une fois péjoratif : « lunaire » dans son sens littéraire évoque quelque chose de trop extravagant, de chimérique, et « lunatique » désigne un esprit instable. On observe ici un lexique qui renvoie notamment aux caprices du stéréotype féminin et à son instabilité, expliquée de façon réductrice par ses menstruations. Ne perdons pas trop de temps à la comprendre, la Lune est de mauvaise humeur…
Pourquoi l’astre, lumière de nos nuits censée évoquer l’espoir et la volupté, est-il réduit ainsi à des défauts qui ne concernent que nous ? C’est que l’Homme face à sa propre disgrâce aime détourner le beau et la Lune en est un exemple parfait. C’est ainsi qu’il transporte pour finir notre Lune déchue sur la page des synonymes du postérieur. Elle ne fait donc plus seulement part aux injures, n’est plus simplement dérivée en défauts, la Lune est une allumeuse ! Dame Nature ne peut même plus montrer sa lune, la formule la rend ridicule. Voici le désastre d’une Lune décrochée de son charme que notre langage a rendue méprisable.
Clothilde Roques
Illustration : Céèf