Le football témoigne des conflictualités politiques, culturelles et religieuses de nos sociétés. S’y intéresser, c’est mieux les comprendre.
22 juin 1986. Mexico, Stade Azteca, quart de finale de Coupe du monde. L’Argentine affronte l’Angleterre. À la 51e minute de jeu, alors que le score est toujours de 0-0, Diego Armando Maradona, devient icône. Idole. Dieu. Voyant qu’il ne pourrait devancer le gardien de but anglais, il saute, lève son bras gauche, et d’un coup sec, frappe le ballon de la main. L’arbitre ne voit rien, et accorde le but. « La Main de Dieu ». Cinq minutes plus tard, Diego décide de partir du milieu du terrain, de dribbler l’intégralité des joueurs anglais pour inscrire un deuxième but. « Le but du siècle ». L’Albiceleste s’impose deux buts à un et venge son pays, traumatisé de l’humiliation de la guerre des Malouines, quatre ans plus tôt. En effet, le 2 avril 1982, l’armée argentine débarquait sur les îles Malouines, déterminée à récupérer la souveraineté d’un territoire qu’ils jugent leur revenir de droit. 2 mois, 649 morts et 11 313 prisonniers plus tard, les Britanniques écrasaient l’insurrection et affirmaient leur puissance dans la région. Cette débâcle entraîna d’ailleurs la chute de la junte militaire argentine.
Ce quart de finale de Coupe du monde est une victoire sportive, peut-être. Elle emmena les Argentins à leur deuxième titre mondial. Elle est également éminemment politique. Mais une troisième interprétation est également possible, religieuse cette fois-ci. Maradona devint le porteur de la « Main de Dieu », celle qui aura vengé tout son peuple, comme un sauveur. Aujourd’hui, 100 000 fidèles honorent d’ailleurs le culte du fantasque argentin au sein de l’Eglise Maradonienne. Créée en 1998, cette religion est majoritairement pratiquée en Argentine, en Espagne et au Mexique. On y célèbre des mariages, fête le « Noël Maradonien », le 29 octobre, chante le « Diego Nuestro », réécriture du Notre-Père, ou le Diego vient remplacer le Amen. El Pibe de Oro, surnom qui lui est attribué, témoigne de la transcendance que peut prendre le football. Car une rivalité entre nations ou clubs dépasse très souvent le simple cadre du ballon rond. Lorsque Maradona fait gagner son premier championnat d’Italie au club de Naples, en 1987, il assouvit les frustrations de l’Italie du Sud, à jamais rancunière des grandes métropoles du Nord, et apparaît comme l’Élu. Lorsqu’il, en 1981, joueur du Boca Juniors, humilie le club voisin et rival de Buenos Aires, River Plate, il fait triompher le football populaire contre celui rattaché à la bourgeoisie argentine.
Le football est profondément politique, et fait s’affronter des groupes sociaux, où seul un peut l’emporter. George Orwell disait : « Le sport, c’est la guerre, les fusils en moins » (1945). Mais une guerre dont seuls les joueurs peuvent faire basculer l’issue. Les supporters sont des fidèles. Les joueurs, leurs dieux. Certains ont un talent souvent vu comme un don divin. Un avantage que le travail seul ne permettra jamais de compenser. D’autres sont des guerriers, des enfants du club. Chacun a son rôle. Mais seuls certains marquent l’histoire, et dépassent leur simple statut d’homme pour devenir des mythes. Dans des sociétés où la religion a perdu de son emprise sociale, le football vient aujourd’hui la compléter, et apporter de nouveaux modèles et héros.
Le meilleur exemple que l’on peut trouver concerne la première professionnalisation du football, dans le Royaume-Uni de la fin du XIXème siècle. Si le football a bien d’abord été créé par les élites britanniques afin de réguler la société, il a davantage influencé un bassin ouvrier en quête de repères et d’identification culturelle. Le football devient alors un complément à la religion comme groupe social et permet à des villes, des quartiers, des groupes sociaux donnés de s’unir derrière une cause commune. Très souvent, c’est le patronat industriel qui investit au départ dans des clubs de football, pour unifier leurs salariés ouvriers et créer une identité collective. Le stade devient alors le temple d’un groupe social donné, là où il célèbre son existence et défend ses valeurs et sa culture. Et cela n’est pas forcément antagonique à la religion. En Argentine, là où le football est bien plus qu’un loisir mais une appartenance à vie, le catholicisme garde une place centrale dans la société. Mais il a dû s’adapter pour garder son influence. Le Pape François est lui-même un fervent supporter du club de San Lorenzo, en Argentine, et n’est pas dans un rapport concurrentiel avec la culture populaire de son pays.
Cependant, la religion peut également être à l’origine de rivalités sportives. Impossible de ne pas citer le « Old Firm », l’un des derbys les plus anciens du football, en Ecosse. Il oppose les deux clubs de Glasgow : le Celtic, club fondé par des immigrés irlandais, se revendiquant ouvertement du catholicisme et de la culture irlandaise, contre les Rangers, club profondément protestant et soutien de la Royauté anglaise. Depuis leur premier affrontement en 1888, ce classique du football écossais a très souvent dépassé le simple cadre sportif pour devenir une rivalité culturelle. Ainsi, par exemple, en 1971, 66 personnes trouvent la mort lors d’affrontement entre supporters. Tant de derbys et de rivalités existent et manifestent ainsi de très forts antagonismes sociaux, culturels ou religieux, au sein d’un État ou même d’une ville. L’hooliganisme en est sa forme la plus violente, causant de nombreux troubles dans l’Angleterre du XXème siècle.
Si le stade est un temple, voyant s’affronter deux groupes pour faire triompher son modèle, alors seul le résultat compte-t-il ? La justice rendue sur un terrain de football n’est ni absolue, ni parfaite, Maradona l’a bien démontré. L’arbitre, la personne qui doit faire appliquer la loi, a bien souvent moins d’information que quiconque regardant le match, que ce soit au stade ou devant sa télévision. Il représente l’humanité dans ce qu’elle a de plus imparfaite. Est-ce pour autant moralement juste d’aller à l’encontre des règles établies, si cela augmente ses chances de gagner ? Le dernier défenseur qui tacle irrégulièrement son adversaire qui part seul au but et se fait exclure tel un martyr ; Luis Suarez, attaquant uruguayen, qui, en 2010, arrête un ballon de la main sur sa ligne de but à la dernière minute alors que ce but allait permettre au Ghana de se qualifier et de devenir le premier pays africain en demi-finale de Coupe du Monde ; le but de la main de Maradona, bien évidemment. Mais à l’opposé également, le 28 avril 2019, alors que Leeds, alors équipe de deuxième division anglaise, joue un match décisif pour la montée face à Aston Villa, le coach Marcelo Bielsa demande à son équipe d’encaisser volontairement un but après avoir marqué alors qu’un joueur adverse était blessé pendant l’action. Leeds concéda le match nul ce jour-là, et manqua finalement la montée en Premier League. Certains auraient vu cette occasion comme un signe du destin, presque une intervention divine. Pas Bielsa, qui souhaitait gagner à la régulière.
Jeremy Bentham écrivait dans Introduction aux Principes de morale et de législation (1789) que « la philosophie morale est l’art de diriger l’action des hommes afin qu’ils produisent la quantité la plus élevée possible du bonheur ». Gagner à tout prix, pour faire exulter son temple, rendre heureux des millions de fidèles qui vous vouent un culte, n’est-ce ainsi pas moralement juste ? N’est-ce pas le principe-même de l’utilitarisme : maximiser le bien-être collectif, même si cela va totalement à l’encontre des valeurs de fair-play ? La fin justifie-t-elle vraiment tous les moyens ?