L’engagement comme réaction à l’héritage : le cas des Thibault

par Pauline CAMUS

« Je souhaite, sans vanité, mais de tout mon cœur rongé d’inquiétude, que mes livres soient lus, discutés, et qu’ils rappellent à tous, (aux anciens qui l’ont oubliée, comme aux jeunes qui l’ignorent ou la négligent), la pathétique leçon du passé. » Les mots prononcés par Roger Martin du Gard en recevant le Prix Nobel de littérature en 1937 placent son œuvre majeure, le cycle romanesque Les Thibault, sous le signe de la transmission intergénérationnelle. Si l’œuvre sert la posture résolument pacifiste de l’auteur pendant la première moitié du XXème siècle, elle est surtout le témoin d’une époque où l’urgence de l’histoire et le désenchantement précipitent les existences. 

 

Les Thibault est une chronique familiale qui, plutôt que d’être conduite par une trame, s’attache à décrire les destinées entrelacées d’individus et « ce pour quoi chaque être est un exemplaire qui ne se répètera pas » selon les mots de son auteur. Préalablement construit autour des deux frères Antoine et Jacques Thibault, le récit s’élargit jusqu’à devenir une fresque composée de la famille Thibault, à laquelle répond, par antagonisme, la famille Fontanin. Un vif contraste se dessine entre le modèle catholique incarné par l’inflexible patriarche Oscar Thibault, et la douceur inquiète, la pudeur protestante de Mme de Fontanin. Ces familles sont liées par l’amitié nouée entre Daniel de Fontanin et Jacques Thibault sur les bancs du lycée. De 1904 jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, ces deux environnements connaissent des fractures similaires. Ils sont tous deux privés d’une partie de leur héritage, en raison de l’absence de l’un des deux parents, et composés de deux enfants dans le moment clé des tourments de l’adolescence : Antoine et Jacques chez les Thibault, et Daniel et Jenny chez les Fontanin.  

 

Roger Martin du Gard propose ainsi une structure de dédoublement dans laquelle les personnages fonctionnent en binôme. Les aînés de familles, malgré quelques frasques, restent en adéquation avec les normes héritées, quand les cadets se conforment à des valeurs nouvellement forgées. La notion d’héritage se décline à travers ces quatre personnages. 

 

Antoine Thibault, le grand frère, caractérisé par son sens du devoir, choisit la voie de la médecine et reste dévoué à son père. Il cherche son équilibre vis à vis de l’héritage familial en s’affranchissant des rapports de domination parentaux. Il cultive cependant les rapports de filiation, contrairement à son frère Jacques qui refuse l’argent de la succession à la mort de son père. Antoine tente de concilier les dogmes de sa famille traditionnelle, avec les nouvelles expériences qui jalonnent sa vie d’adulte. Son intense passion pour Rachel, une femme juive au passé opaque, qui repart bien vite rejoindre son amant en Afrique, le met au défi. « Cette curiosité d’Antoine pour le monde extérieur […] Il savait que c’était le legs de Rachel. » explique l’auteur. Cette relation élargit considérablement les perspectives du jeune homme, mais reste à l’état d’ébauche. Antoine ne peut se résoudre à inclure la jeune fille dans son monde bourgeois, et ne peut la suivre sans risquer d’abandonner sa propre identité et l’image d’ambitieux médecin parisien qu’il s’est forgé

 

Daniel, l’aîné des Fontanin, permet d’illustrer une dimension essentielle de l’œuvre de Roger Martin du Gard. Ce personnage choisit une vie dilettante, multipliant les dettes et les femmes. La tendance néo-naturaliste de l’auteur s’exprime ici dans la mesure où le lecteur remarque aisément que l’on retrouve chez Daniel les tares de son père Jérôme de Fontanin, grand séducteur qui a toujours déserté le foyer familial. Le fils ne peut s’affranchir de son héritage génétique, malgré les efforts de sa mère. 

 

L’opposition frontale incarnée par les deux cadets, Jacques Thibault et Jenny de Fontanin, est motivée par une inadéquation à la sphère familiale, mais elle est aussi un renoncement amer aux liens de filiation. Ce rejet est en germe dès l’enfance, pendant laquelle Jenny peine à entretenir une complicité avec sa mère, et Jacques n’est pas aimé par son père qui lui reproche la mort de sa mère en le mettant au monde. Jacques, l’écorché vif, le taciturne, conserve une posture révoltée, abandonne ses études à l’ENS pour une vie de marginal, loin de sa famille, avant de s’engager dans les mouvements socialistes rassemblés autour de Jean Jaurès à l’aube de la Première Guerre mondiale. Cet engagement politique contestataire très à gauche implique que la rupture avec la pensée familiale est consommée. L’amour qui, tardivement, rapproche Jenny et Jacques, est nourri par leur indépendance d’esprit, leur caractère buté. Ils tractent ensemble dans les rues de Paris, soutiennent les manifestations et alimentent de fiévreuses discussions politiques pour défendre leurs valeurs pacifistes. Leur idéalisme insuffle à l’histoire un bel élan romanesque. 

 

La mort prématurée de Jacques pendant la guerre peut donner l’impression que son engagement était stérile et inefficace. Il disparaît dans un accident d’avion, en lançant des tracts pacifistes depuis la Suisse. Il meurt avant même d’apprendre qu’il va devenir père, qu’une famille à son image lui survit et entretient son souvenir. Il meurt sans pouvoir reconnaître son fils et lui transmettre son nom. L’héritage des Thibault s’interrompt ici, puisqu’Antoine lui-même n’a pas d’enfants. 

La mort est dès lors présentée comme un catalyseur, étape clé qui permet de s’affranchir définitivement d’un héritage, ou justement de le transmettre mieux. Alors que l’héritage d’Oscar Thibault était composé d’un lourd patrimoine, l’héritage reçu par Jean-Paul se réduit à peu de choses : les mots de Jenny, et une liasse de lettres laissées par Antoine, qui scellent le cycle romanesque : « Je suis porté à croire que l’attitude d’un homme de valeur devant les événements, devant les réalités et les imprévus de la vie sociale ne doit guère différer de celle d’un médecin devant la maladie. L’important ; une certaine virginité dans le regard. Toute maladie, et pareillement toute crise sociale, se présente comme un cas premier, sans précédent identique, pour lequel une thérapeutique nouvelle est toujours à réinventer. Il faut beaucoup d’imagination pour être un homme de valeur… »

 

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