Il suffit de se promener dans la Ville pour saisir ce qui suit : nous sommes entourés de portes fermées. Des maisons, des institutions, des magasins qui nous sont clos. Motif ? Nous n’avons pas les codes pour y entrer, littéralement, mais pas que. Il y a des portes impénétrables, certains lieux qui gardent, comme jaloux de leur propre mystère, leurs secrètes passerelles qui mènent d’un bord à l’autre de la vie sociale. Oui, il y a bien des temples qui n’ont rien de spirituel, ce sont des temples qui empêchent, qui refoulent mais qui fascinent. Ils sont là. Quels sont-ils ?
Le premier modèle est l’université : temple du savoir, lieu de demeure de la connaissance qui n’est transmise qu’à ceux qui y ont accès, à qui l’on a donné l’accès. Ce temple mime l’ouverture dans ses sempiternels éloges de l’universalisme, du partage de savoirs, d’internationalisme, de connexions, d’échanges. Mais comme l’éducation doit former « des citoyens difficiles à gouverner » selon le mot de Diderot, il ne faudrait pas que l’accès en soit trop aisé, trop diffusé. Et si l’on dira bien sûr que le nombre d’étudiants au sein des universités ne cesse d’augmenter, on n’oubliera pas de mentionner que l’universalisme universitaire ne s’étend guère à toutes les sphères de la société civile. D’une manière générale, les universités sont des temples auxquels n’accèdent que les initiés, à savoir les bacheliers. Dans certains temples, l’acte de montrer sa carte d’étudiant pour pouvoir en pénétrer les portes est en soi déjà le dévoilement du mensonge de l’universalisme concrétisé. Non seulement l’entrée y est conditionnée, mais la production qui s’y tient est également séparée du monde extérieur ; cette production académique frise l’auto-alimentation d’elle-même. S’il faut cependant insister sur le mouvement de sortie constant de certains universitaires (cours ouverts, auditeurs libres, passages dans les médias, …), il faut néanmoins concevoir ce souci de sortie de l’université d’elle-même comme un aveu de séparation, un aveu de fermeture. Ce temple donc qui produit ses propres pierres pour construire sa muraille, sa frontière avec l’autre monde, ce temple néguentropique n’est accessible qu’aux initiés, aux adeptes qui devront, petit à petit, se plier aux règles du lieu, s’y conformer, jusqu’à en devenir le servant, le prêtre, voire, au bout d’un long exil dans cet autre monde, le hiérophante. Ce temple vit sur sa propre contradiction : l’universalisme comme gage d’ouverture se voit conditionné par des codes, des fermetures, des prêts bancaires.
Cette analyse topologique du temple comme métaphore de l’inaccessibilité de certains lieux à certaines personnes saurait être étendue. Il n’y a pas que l’université qui se fait temple, qui se barricade derrière des conditions d’accès, il y a les institutions publiques, qui sont littéralement fermées au public. Il y a la justice, qui parle une langue inaccessible à celui qui n’est pas passé par le temple du savoir juridique auparavant. Il y a les Grands Magasins, qui se ferment à ceux qui n’ont pas la brillance nécessaire. Il semble en définitive que nous soyons entourés de temples en tout genre, auxquels on ne peut avoir accès qu’au terme d’une adaptation, d’une transformation, d’une instruction.
Sans vouloir faire de cet article un temple lui-même, nous pourrions mobiliser le concept d’hétérotopie de Foucault en le renversant pour systématiser l’idée de temple comme métaphore. Loin de la disruption permise par les hétérotopies qui sont ces espaces concrets où l’imaginaire se libère pour produire des normes différentes de celle de la société, il faudrait nommer autotopies ces temples qui reproduisent l’ordre établi, un ordre de hiérarchies qui fragmentent les dimensions de la vie publique dans des espaces codifiés. Les autotopies seraient, en leur autorité d’une sacralité étatique, instituées, les lieux de la perpétuation de l’ordre majoritaire d’une société.
Mais ces temples ouvrent leurs portes ! Si les Journées du Patrimoine, qui permettent à tout un chacun d’entrer dans ces temples le temps d’une journée, peuvent être vues comme une « solution », on saura critiquer une logique pernicieuse en son sein. Car il s’agit bien de l’ouverture pendant un jour de portes closes le reste de l’année. C’est comme si ces portes s’ouvraient pour mieux se mettre à distance. Comme si, magnanimes, les prêtres en tout genre dévoilaient leurs bâtisses pour renforcer leur mystère, leur montagne sacrée, pour fasciner les esprits dans l’avalanche d’un trésor que l’on ne peut voir qu’une fois par an. Si l’on peut bien sûr louer cette attitude, c’est que c’est peut-être l’objectif intimement recherché : faire oublier le scandale de l’inaccessible dans l’ivresse passagère d’y pénétrer.
En réalité, les temples nous assaillent. De partout, ils érigent leurs portes de marbre, et sous le couvert de leur esthétique et de leur prestance, ils érigent des mondes parallèles, inaccessibles, ou à très grands frais. Des mondes qui, pourtant, gouvernent par leurs codes la vie sociale, la vie de la polis. Ils apportent des codes et fragmentent une société en y conditionnant leur accès.
Achille Jade