par Mariana ABREU
“Nouveaux chrétiens”, “crypto-juifs”, “juifs marranes”, “conversos”… les désignations sont multiples pour parler de ces juifs de la péninsule ibérique forcés à la conversion au cours du XVème siècle. Expulsés d’Espagne en 1492, nombre d’entre eux viennent se réfugier au Portugal, protégés par le roi D. João II. Mais le temps n’est pas à la tolérance et dès 1497, le monarque portugais ordonne l’expulsion de tous ceux qui refuseraient de se convertir à la “Sainte Foi Catholique”.(1) Catholiques sans foi, des générations entières de marranes continuent à pratiquer, dans le secret de leurs maisons et au péril de leurs vies, des traditions déformées et défigurées par la clandestinité et le spectre de l’Inquisition. Un héritage brisé qui, dans les mots de René Char, n’est “précédé d’aucun testament”.(2)
Le marranisme : une religiosité plus qu’une religion
Les racines du mot ‘marrane’ ne laissent pas de doute : il est emprunté au mot espagnol ‘marrano’ qui désigne le “porc”. Employé au XVème siècle, il est foncièrement insultant et dénigrant. Depuis, il a été réapproprié par les historiens qui font valoir l’étymologie arabe du mot. Maḥram désigne ce qui est défendu et illicite ; le terme prend alors tout son sens, en ce qu’il incarne les interférences, la clandestinité et les hybridations vécues entre judaïsme et christianisme.
À l’abri des regards extérieurs et dans les toiles du secret, les communautés marranes vont créer leurs propres rites, hébraïques mais pas tout à fait, “judaïsants” au regard de l’Inquisition. La transmission orale se substitue à la transmission écrite, les chansons au textes, l’intimité de la sphère domestique aux lieux de culte, une cave à la synagogue. La clandestinité veut que la date de la Pâque soit repoussée d’un mois, celle de Kippour d’un jour, pour éviter les contrôles de l’Inquisition. L’hébreu disparaît progressivement, remplacé par le portugais.
Au Portugal rien ne se perd, tout se transforme
Force est de constater qu’en Espagne et au Portugal les conversions ne sont pas accueillies de la même façon. Alors qu’en Espagne la communauté juive se dissipe rapidement, la communauté marrane portugaise résiste, cachée, avant d’être redécouverte à la fin du XXème siècle.
Lorsque Spinoza, fils de marranes portugais réfugiés à Amsterdam, entreprend de décortiquer la substance de son héritage, il place la marginalisation subie par les nouveaux chrétiens à l’origine même de leur subsistance.
Si, en Espagne, les nouveaux chrétiens ont pu dans un premier temps accéder à des responsabilités administratives, l’accès à ces postes fut immédiatement interdit aux conversos portugais du fait de lois discriminantes reposant sur la “pureté de sang” : « Lorsque jadis le roi d’Espagne força les Juifs à adopter la religion du royaume ou à partir en exil, la plupart des Juifs adoptèrent la religion catholique. Comme à ceux qui s’étaient convertis on concéda tous les privilèges […], ils se mêlèrent aussitôt aux Espagnols, de sorte que peu de temps après rien d’eux ne subsistait, non pas même le souvenir. Tout le contraire arriva à ceux que le roi du Portugal força d’adopter la religion de son Etat : exclus des charges honorifiques, ils continuèrent à vivre séparés. »(3)
Mais la “pureté de sang” ne peut, à elle seule, expliquer cette différence. Quand les rois d’Espagne ordonnent l’expulsion de tous les Juifs pratiquants en 1492, il s’agit en réalité de l’aboutissement de plus d’un siècle de persécutions. La population juive fut soumise à différentes vagues de conversions forcées tout au long du XVème siècle.
Inversement, lorsque l’expulsion du peuple juif est décrétée au Portugal, le roi s’acharne à empêcher leur départ, rattrapé par la menace économique que représentait la fuite d’environ 10% de la population de son royaume. Les populations juives sont alors soumises à un baptême forcé et, surtout, collectif. Selon H. Yerushalmi, la conversion groupée aurait permis, au Portugal, de faire subsister les liens de solidarités et sociabilité au sein de la communauté de nouveaux chrétiens, à la différence du “lent processus d’érosion”(4) engendré par les différentes vagues de conversion en Espagne. Le tout est couronné par une très tardive arrivée de l’Inquisition au Portugal en 1536, soit 40 ans après le décret d’expulsion, et une promesse du roi de ne mener aucune enquête sur les pratiques religieuses des conversos sur une période de 20 ans.
“Notre héritage n’est précédé d’aucun testament”
Pour Carl Gebhardt, “le marrane est catholique sans foi, juif sans savoir, et pourtant juif de vouloir”.(5)
La brutalité de la conversion propulse les juifs ibériques, ainsi que l’ensemble des générations qui les succèdent, dans un limbo existentiel et les condamne, au moins en partie, à un entre-deux perpétuel : celui de l’essence et de l’existence. “Ainsi le marrane judaïsant ne vit-il pas seulement l’aliénation de son environnement catholique mais également celle, intime, de son propre être, qu’il ne peut exprimer au grand jour ; ainsi sa vie et son essence demeurent-elles perpétuellement opposées.” (6)
Rejetés par les “vieux chrétiens” et de plus en plus écartés du judaïsme, les marranes connaissent une perte de repères qui engendre un bricolage des traditions. Le passé est un spectre sans visage, dont les contours s’effacent au fil du temps. Le testament des marranes est un récit rempli de blancs, de vides, de failles, hérité par des générations qui ne possèdent pas les outils pour le déchiffrer.
Ainsi, dans les archives de l’Inquisition de Coimbra de la seconde moitié du XVIème siècle, on trouve souvent la mention de jeunes, nouveaux chrétiens, qui se rendaient aux autos da fé(7) pour mémoriser les prières reproduites dans les sentences des condamnés, car dans les villages où ils vivaient il n’y avait plus personne pour les connaître.
Le flottement de l’âme : à la fois juif et chrétien ?
La conversion marque donc la première des ruptures qui vont rythmer la survie de ces communautés. Déracinement et refoulement, être un marrane, c’est se reconstruire en regardant un miroir brisé : c’est “se retrouver séparé, c’est-à-dire « à part », quand on a été mélangé, quand on s’est confondu avec l’autre au point de ne plus savoir vraiment ce qui était sien”. (8)
Ainsi, on retrouve parmi les registres de l’Inquisition plusieurs témoignages de nouveaux chrétiens qui, interrogés sur leurs croyances, faisaient valoir leur appartenance aux deux croyances. En 1492, Mencía Rodríguez de Medina, habitante de la ville espagnole de Guadalajara, priait à l’église et à la synagogue pour le rétablissement de son fils malade. En 1604, Custodio Nunes jeunait le samedi et affirmait croire au christ et aller à l’église.
Il faudra attendre la fin du XXème siècle pour que les dernières communautés marranes du Portugal soient redécouvertes. Malgré la restitution de la liberté religieuse au XIXème, les descendants des nouveaux-chrétiens ont continué à pratiquer leur religiosité dans l’intimité de leurs maisons, à l’abri de tout regard extérieur.
À Belmonte, dans le nord du Portugal, à la fin des années 80, il n’y a pas de synagogue (il faudra attendre 1996). On ne connait pas l’hébreu, à l’exception du nom de Dieu. On arrange les mariages clandestinement, puis on se marie à l’église. La croix est un symbole accepté, mais n’incarne souvent aucune signification sentimentale.
Mais dans la clandestinité, on allume la lampe à huile pour le shabbat, on célèbre Kippour, le jeûne d’Esther et la pâque juive. “Comme si la foi du souvenir qui animait les judaïsants des temps passés, survolant les siècles, venait en quelque sorte se réincarner jusque’à nos jours pour former une composante essentielle de leur propre foi. Telle la lumière encore vivante des étoiles mortes, la lueur obstinée de la bougie marrane, le vendredi soir.” (9)
1 Edit du 5 décembre 1496 intitulé “Que les Juifs et les Maures libres quittent ces Royaumes et n’y habitent, ni n’y soient”
2 in “Feuillets d’Hypnos”, Fureur et Mystère, 1946
3 Baruch Spinoza, chapitre III du Traité théologico-politique
4 Sefardica, Essais sur l’histoire des juifs, des marranes & des nouveaux-chrétiens d’origine hispano-portugaise, Paris, Chandeigne, 1998.
5 Carl Gebhardt, Spinoza, Judentum und Barock, Paris: Presses de l’Univ. de Paris-Sorbonne, 2000
6Abensour, Miguel. « Au-delà de la fluctuatio animi marrane. Spinoza en quête de l’universel », Tumultes, vol. 21-22, no. 2-1-2004, 2003, pp. 107-139
7 Rituels de pénitence publique pratiqués entre le XVe et le XIXe siècle par les hérétiques et les apostats condamnés, imposés par l’Inquisition portugaise.
8 Claire Marin, Rupture(s), 2019
9 Nathan Wachtel, La foi du souvenir, Labyrinthes marranes, Editions Seuil, Septembre 2001.