En appeler à une politique de l’ombre chapeautée par l’État espagnol pour étouffer les indépendantistes basques : tel a été le projet des Grupos antiterroristas de liberación (GAL). Sur fond de terreur contre terreur, esquissons-en à grands traits un portrait-robot collectif.
Memoria eraikiz : GAL 1983. En français, « en construisant la mémoire ». Tel est le titre d’un documentaire sorti en salles l’an passé et réalisé par Maite Ibáñez sur le groupuscule espagnol. Voilà plus de quarante ans, en effet, que le Pays basque, sous administration espagnole comme française, porte les cicatrices d’une période singulière de son histoire récente, où les Grupos antiterroristas de liberación ont ouvert les vannes d’une répression sanglante. Cette violence, destinée à calmer brutalement l’ardeur nationaliste des membres de l’organisation armée ETA (1), s’était alors exercée par la terreur, la torture, les assassinats sommaires, sur le mode de la vengeance.
Comme un symptôme de la dureté des années de plomb, comme un retour en grâce des milices franquistes et de leurs supplices, la période d’activité des GAL (1983-1987) laisse derrière elle un enchevêtrement de secrets, de tactiques de l’ombre, d’agissements frauduleux ; et son modus operandi déploie les caractéristiques d’un anti-terrorisme qui ne dit pas son nom et qui prend toutes les formes d’un terrorisme d’État. Mais, s’ils voient le jour dans la péninsule ibérique, c’est pourtant au Nord que les GAL se feront fort de tuer, de meurtrir, d’abattre – de concert avec la police espagnole, la Guardia Civil et le CESID (2). Pour y voir plus clair, replaçons ces années-là dans leur contexte.
Pour dé-sanctuariser l’Éden
L’émergence des GAL, comme organe para-policier et para-militaire d’extrême droite, est encouragée par l’État espagnol et financée par des fonds détournés au début des années 1980. Pendant cette décennie, les escadrons de tortionnaires post-franquistes se sont octroyé plus d’une fois la liberté de franchir la ligne imaginaire que les États avaient tracée et plaquée sur la chaîne pyrénéenne. Ainsi, l’immense majorité des attentats commis par les GAL interviennent sur le sol français, sous l’impulsion de José Barrionuevo, le Ministre de l’Intérieur de l’époque (1982-1988). Le mot d’ordre de ces bataillons est clair : en finir avec la position de choix que représente le Pays basque nord, où les militants de l’ETA trouvent une base de repli pour préparer leurs attentats, dissimuler leurs armes et échapper à la traque espagnole.
L’idéal de tranquillité de cette zone, dans laquelle certains ont vu un véritable sanctuaire, tient pour beaucoup à la politique menée par l’État français, sous l’impulsion de François Mitterrand. En effet, ce dernier s’oppose d’abord à toute extradition de ressortissants espagnols qui auraient trouvé l’asile sur le territoire français, en assimilant les exilés de l’ETA à des réfugiés politiques. Au même moment, Gaston Defferre, Ministre de l’Intérieur sous Mitterrand (1981-1984) et lui-même ancien résistant sous l’Occupation, compare la lutte armée des militants de l’ETA à la résistance à l’occupant nazi (3). En clair, la création des GAL résonne comme une réponse discrète mais meurtrière à l’absence d’entente entre les États espagnol et français, au sujet de l’extradition de ceux que le gouvernement espagnol qualifie de hors-la-loi fugitifs.
Toutefois, l’appui de l’Espagne à ces fameux groupes ne s’explique certainement pas qu’à partir de la crise diplomatique entre Paris et Madrid. À partir de 1984, les relations s’apaisent et l’on aboutit à un consensus, lors de l’accord de la Castellana en juin 1984, entre Barrionuevo et Defferre : le gouvernement français accorde l’extradition de trois etarra (4) réfugiés en Pays basque nord, qui seront livrés à l’Espagne dans le courant de l’année. Pour autant, les exactions illégales du groupe para-militaire espagnol se poursuivent et s’intensifient, jusqu’à viser pêle-mêle coupables et innocents, citoyens espagnols et français.
L’anti-terrorisme de la terreur
Nous sommes à Hendaye, en décembre 1983. Un homme de nationalité française est enlevé par des hommes mençants et armés, chez lui, devant les yeux de sa femme. Les GAL ont mis la main sur un dangereux etarra : exfiltré en Espagne, interrogé, torturé, ce dernier aurait pu y rester. Mais on a fait fausse route : c’était Segundo Marey, simple musicien et représentant de commerce qu’on a confondu avec un etarra clandestin. Cette affaire, restée emblématique de la violence gratuite du commando armé, est passée à la postérité : on s’y réfère encore en droit comme au caso Marey – et les tortionnaires des GAL, auteurs de ce violent quiproquo, ont depuis été condamnés à des peines lourdes.
Quelques mois plus tard, en mars 1984, à Idaux-Mendy, en Soule, un de nos escadrons de la mort abat Eugenio Gutiérrez Salazar (alias El Tigre), qui donnait bénévolement des cours de basque dans une ferme à des réfugiés du Sud. Même chose en novembre de la même année, à Biriatou : Christian Olaskoaga, âgé de vingt-deux ans, est tué, confondu par erreur. À Bayonne, en juin 1985 : les GAL tirent de sang froid sur deux citoyens français d’origine gitane, Émile Weiss et Claude Doerr, qui se rendaient à un tournoi de mus (5).
Ces quelques exemples témoignent du climat de terreur qui régnait en Pays basque nord, où la traque des etarra réfugiés n’avait de sens et de possibilité qu’au prix du recrutement de mercenaires, de milices illégales enrôlées par l’État espagnol pour faire régner l’ordre jusqu’en-dehors de ses propres frontières. S’il s’agit d’erreurs dans les cas précédents (6), les GAL n’en sont pas moins parvenus aussi à viser juste et à éliminer certains militants de l’ETA qu’ils avaient bel et bien en ligne de mire – et qu’ils n’ont pas, par mégarde, pris pour d’autres (7).
La guerre sale, c’est du propre !
Chercher à comprendre la raison d’être des GAL, c’est démêler le secret de l’é-vident, qui se donne à voir de soi-même. Les récentes révélations apportées par le rapport de la CIA, en 2020, mettent en cause l’ex-Premier ministre espagnol Felipe González (1982-1996). Et Barrionuevo, de son côté, n’a que très récemment avoué, en 2022, son implication dans la mise en branle de ces groupes armés (8). Pourtant, lorsque des comptes privés sont rendus publics, ce sont du même coup les rouages cachés de tout un mécanisme qui sont mis au jour, à la faveur d’une « violence légitime » dont l’État a le monopole, comme le rappelle justement M. Weber (9). Pourtant, contrairement à une violence mise en place au quotidien par des organes policiers institués, la violence de groupuscules comme les GAL se démarque par son caractère exceptionnel et par le contexte d’urgence dans lequel sont conçus ces escadrons.
En clair, la violence légitime s’exerce chaque jour, tandis que le terrorisme d’Etat est ponctuel – et il doit s’entendre comme la réponse ultime à une crise dont on peine à se dépétrer. Un tel concept s’ancrerait, en particulier, dans la remarque que fait G. Debord au début des années de plomb en Italie, où l’on voit s’exacerber les tensions entre les mouvements révolutionnaires locaux et la police (10). Accusant l’État italien d’être à l’origine de l’attentat à la bombe survenu en 1969 à Milan, il formule alors les contours d’une définition qui semble encore valoir pour l’Espagne. En première instance, c’est du moins l’approche que l’on pourrait adopter pour dépasser la quotidienneté de la violence légitime wéberienne, au profit de la violence exceptionnelle du terrorisme d’État, notamment d’après G. Debord.
Dans le feu de l’action, sous le feu des mitrailles, certains médias ont même inscrit les années de sang des GAL dans l’héritage d’une autre expression. Celle-ci, encore riche de sens, achève de rendre une partie de son sens aux exactions commises par les brigades anti-terroristes pour réprimer les membres de l’ETA. Il s’agit de la « guerre sale » (guerra sucia). Lourde d’une histoire associée aux dictatures d’Amérique latine, l’expression fait résonner avec elle le bruit des armes et des chars déployés sous les régimes totalitaires d’Argentine, du Chili ou du Brésil dans les années 1960 et 1970, où la guerre avait ceci de « sale » qu’elle écrasait sans dialogue ni sommation les volontés contestataires de milliers d’hommes – qui étaient moins des soldats de profession que des citoyens révoltés. Les GAL contre l’ETA, un combat à armes égales ?
Violence légitime, terrorisme d’État, « guerre sale » : comment raconter aujourd’hui la mémoire des victimes des GAL, sans rouvrir trop brusquement les plaies vives et les cicatrices sanguinolentes qu’a imprimées derrière elle une politique espagnole du secret ? Comment conjuguer au présent, associées dans un perpétuel échange, une dialectique de l’aveu et une gymnastique du souvenir ? Voilà des interrogations qui restent ouvertes, aussi ouvertes que le sont les perspectives d’apaisement pour ceux qui œuvrent, en militant ou en fabriquant, à faire surgir des promesses pour un avenir de paix au Pays basque.
Alexis Duarte
Illustration : Céef
(1) Euskadi Ta Askatasuna (« Pays basque et liberté »). Organisation indépendantiste basque, créée en 1959 et auto-dissoute en 2018, à l’origine de dizaines d’attentats perpétrés entre les années 1970 et les années 2000.
(2) Sigle pour le Centro Superior de Información de la Defensa, l’agence de renseignements pilotée par l’État espagnol jusqu’en 2002, remplacée depuis par le Centro Nacional de Inteligencia (CNI).
(3) MORIZUR, François, « Entre incompréhension et intérêt national », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En ligne], n° 6, 2010, §30.
(4) Membres de l’organisation de lutte armée indépendantiste basque ETA.
(5) Jeu de cartes basque.
(6) On dénombre au total neuf morts sans aucun lien avec l’organisation indépendantiste. Voir l’article paru quelques jours après la mort de Segundo Marey dans L’Humanité le 15/08/2001.
(7) La liste serait longue ; on pourrait citer, parmi tant d’autres, l’assassinat de Xabier Galdeano Arana à Saint-Jean-de-Luz en mars 1985, qui était photographe pour le journal Egin, lié de près ou de loin à l’ETA.
(8) Dans une interview accordée à El País en novembre 2022 et rapportée par Mediapart dans un article du 15/11/2022, intitulé « Attentats antibasques : un ex-ministre de l’intérieur reconnaît la responsabilité de l’État espagnol ».
(9) WEBER, Max, Le Savant et le Politique [1919], trad. J. Freund, Paris, Union générale d’éditions, 1963, p. 86-87.
(10) DEBORD, Guy, dans La véritable scission dans l’Internationale – Circulaire publique de l’Internationale situationniste [1972], Paris, Arthème Fayard, 1998, p. 90.