par Louis Campagnie
De sa candidature jusqu’à l’investiture de son successeur, Donald Trump aura fait preuve d’une capacité assez constante à désarçonner des pays européens pour lesquels le maintien d’une relation transatlantique solide relevait de l’évidence. La participation des Etats-Unis à la reconstruction de l’Europe, à sa défense et leur soutien à la construction européenne ont constitué la marque d’une coopération solide depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui encore, l’alliance militaire transatlantique est cruciale à la sécurité du Vieux continent. Le 45ème président des Etats-Unis d’Amérique est pourtant venu questionner les européens sur sa solidité même.
Fondée en 1950 sur la base du Traité de Washington de 1949, l’alliance politico-militaire de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) est la pierre angulaire de la relation entre les Etats-Unis et l’Europe. Durant la Guerre Froide, elle constituait le volet sécuritaire du camp occidental face à l’Union soviétique. L’OTAN, renouvelée dans ses objectifs et dans sa composition, compte aujourd’hui 30 pays membres en Europe et en Amérique du Nord dont beaucoup sont issus de l’ancien Bloc de l’Est. Compte tenu de cette alliance, l’Europe a été, et est encore, dépendante des Etats-Unis quant à sa sécurité. Cependant, parmi ses membres, 21 font également partie de l’Union européenne, au sein de laquelle certains souhaiteraient voir émerger une défense de l’Europe, sinon strictement européenne, au moins plus autonome. Le président français Emmanuel Macron et la présidente de la Commission européenne Ursula Von Der Leyen utilisent ainsi très souvent le terme d’autonomie stratégique, qui correspond à la « capacité à agir de manière autonome lorsque cela est nécessaire et avec des partenaires chaque fois que cela est possible ».(1) Сette ambition autonomiste est en tension avec une dépendance aux Etats-Unis qui fournissent 70% du budget militaire de l’OTAN en 2017.
Le personnage de Donald Trump et sa politique se positionne justement comme l’un de ceux qui avivent cette tension. Il est le symptôme d’une Amérique en pleine introspection. Celle-ci, bien qu’occidentale et proche culturellement de ses alliés européens, semble se détourner encore plus d’une vision multilatérale des affaires mondiales qu’auparavant. Par sa doctrine du « America First », Donald Trump a brutalement remis en cause la stabilité de l’alliance Atlantique. Dans un tel contexte, la question se pose de la capacité de l’Europe et tout particulièrement de l’Union européenne d’organiser sa propre défense. Plus encore qu’en termes de capacité, Trump aura-t-il amené les européens, sur le long terme, à réaliser qu’ils doivent participer plus activement à leur propre défense ? Aura-t-il constitué l’électrochoc nécessaire, la secousse indispensable, pour faire sortir le Vieux continent de son long sommeil à l’ombre du parapluie américain ?
Entre Bruxelles et l’Amérique de Trump, des tensions qui poussent à une nécessaire réaction européenne
Dès sa campagne électorale, Donald Trump a remis en question l’équilibre commercial des Etats-Unis avec leurs partenaires. L’Europe n’a pas été épargnée, particulièrement la France et l’Allemagne. Vins français ou pièces aéronautiques ont rapidement subi une hausse des taxes à la frontière américaine. Au long de son mandat, le président préférera jouer de la force de son pays en traitant avec ses partenaires de manière bilatérale, plutôt qu’avec l’Union Européenne directement. Celle-ci s’est même vue qualifiée « d’ennemie » par le président américain.(2) L’ancien conseiller de ce dernier, John Bolton, lorsqu’il a publié les mémoires de son travail à la Maison Blanche, rapportait les paroles de Trump au sujet de l’Europe : « L’UE est pire que la Chine, en plus petit ».(3)
Il apparait évident que les européens n’ont pas pu brandir le flambeau de la vieille relation transatlantique et revendiquer devant lui les faveurs qu’une histoire commune pouvait jusque là impliquer.
La dimension militaire de la relation transatlantique, fondée sur l’OTAN, n’est pas épargnée par cette tendance. Trump s’est rapidement montré très critique en remettant vivement en cause l’état de l’OTAN. Au sommet du Pays de Galles, en 2014, les pays membres se sont engagés à cesser les diminutions, à se rapprocher, d’ici à 2024, des 2 % du produit intérieur brut (PIB) consacrés aux dépenses de défense, et à affecter 20% de ces dépenses à des équipements majeurs.
Les fondements des critiques du président américain peuvent sembler logique. 19 pays des 21 membres de l’OTAN ne remplissaient pas l’obligation des 2% en 2019. Agissant sur ses menaces de sanctions, Trump a décidé du retrait d’un tiers des effectifs en Allemagne pour les déployer en Italie et en Belgique, sur le prétexte du non-respect des obligations précitées. Pourtant l’Italie et la Belgique ne respectaient pas plus leurs engagements. En réalité, Trump a, plus explicitement que ses prédécesseurs, fait de la présence américaine en Europe une monnaie d’échange dans une approche purement transactionnelle avec l’Europe.
De surcroit, durant sa campagne électorale, il n’a pas hésité à évoquer l’idée de conditionner l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord (TAN), soit le principe même de la défense collective, au respect de ces obligations financières.(4) Selon lui, l’Amérique assurant l’essentiel du financement des capacités militaires de l’OTAN, « the distribution of costs has to be changed ».(5)
Des formes de diplomatie disruptives qui exacerbent les tensions
La forme particulière de la diplomatie de Trump aurait-t-elle joué le rôle d’un repoussoir sensibilisant l’UE à une nécessaire redéfinition de ses impératifs stratégiques en matière de défense ? La dite « diplomatie du tweet », à laquelle s’est livré Donald Trump a pu participer à l’exacerbation des incertitudes européennes. L’agressivité et l’impulsivité dont il a fait preuve à travers ce réseau social déséquilibre les pays membres de l’Union européenne. À travers cette forme de diplomatie, il a par ailleurs dénigré directement l’idée d’une défense européenne autonome, dont Emmanuel Macron évoquait l’idée.(6) La peur de l’imprévisible et l’incertitude face au déconcertant ont engendré des progrès notables dans le sens d’une défense européenne assurée par l’Union Européenne.
Face à la défiance américaine, des progrès notables pour la défense européenne
La plus notable des avancées dans le domaine de la défense est la création du Fond européen de défense (FED). Doté de 7 milliards d’euros pour la période 2021-2027 ce programme finance la recherche et le développement de programmes industriels à l’échelle européenne. Interopérabilité, équipements communs, économies d’échelles, compétitivité sur le marché de l’export et réduction de la dépendance aux importations étrangères sont les objectifs de cette initiative historique. Comme le décrit un rapport du Sénat français du 3 juillet 2019, c’est « la première fois dans l’histoire de la construction européenne que des crédits communautaires viendront financer directement une politique de défense ».(7) Le FED vient surtout donner des moyens de financement européens à la Coopération structurée permanente (CSP) qui anime 47 projets d’armement ou de recherche.
En parallèle, de nombreux pays prévoient d’augmenter leur budget de défense, en réaction au contexte géopolitique mais aussi aux accusations de Trump de non-respect de leurs obligations. En France, la Loi de programmation militaire 2019-2025 prévoit une augmentation substantielle du budget de la défense. En en Italie, en Suède ou même au Royaume-Uni, les budgets augmentent également.
Les progrès sur le plan opérationnel sont plus mitigés. Les six opérations militaires de l’Union européenne sont éclipsés par les géants que sont l’ONU et l’OTAN. Néanmoins, il faut tout de même citer quelques avancées. Avant tout, le 25 juin 2018 a été lancée l’Initiative européenne d’intervention. Elle vise à développer une culture stratégique commune aux 13 Etats qui en sont membres. On peut aussi constater au Sahel la progressive constitution de la Task Force Takuba qui vise à devenir un groupement tactique au même titre de tous ceux qui composent la force Barkhane. Si elle n’est pas du ressort direct de l’Union européenne, elle constitue une plateforme de développement de l’interopérabilité des troupes des différents pays européens et de la coopération entre les commandements.
Ainsi pour la Commission européenne, « davantage de résultats ont été atteints au cours des 2 dernières années qu’au cours des 60 dernières » (en 2018).(8) Cependant les efforts entrepris ne sauront complètement effacer les clivages traditionnels qui subsistent et les freins nouveaux qui émergent. L’Europe fait aujourd’hui face à des difficultés économiques dues à la pandémie qui exacerbent les divergences déjà présentes, que ce soit entre pays du Nord et pays du Sud, entre Est et Ouest ou même au sein du couple franco-allemand.
Dissensions internes et difficultés économiques : des progrès encore très relatifs
La crise de la pandémie a amené les Etats-membres de l’Union à réduire le budget du FED initialement prévu à 13 milliards d’euros. Cela pose de sérieuses questions sur l’ambition et la volonté de certains Etats de construire une défense européenne autonome. En l’occurence, cette diminution fait partie des concessions budgétaires faites face à la défiance des Etats dits « frugaux » face au plan de relance économique européen (Pays-Bas, Danemark, Suède et Autriche) Cependant, la question se pose de savoir si, dans un contexte géopolitique international de plus en plus tendu, c’est bien dans le domaine de la défense européenne que ces économies devaient être réalisées
L‘article 42-2 du Traité sur l’Union européenne (TUE) instaure l’inébranlable verrou de l’unanimité. Or, de nombreuses dissensions existent encore et l’ère Trump n’a pas su créer de consensus en la matière, s’il est souvent question dans l’actualité de la défense européenne de l’existence d’un clivage entre « européistes » et « atlantistes », la réalité est en fait moins mue par des clivages idéologiques que par des priorités géopolitiques différentes. Comment imaginer, rien qu’en jetant un oeil sur une carte du continent, que le Portugal puisse avoir les mêmes intérêts que la Lituanie ? Que la Pologne puisse accorder autant d’importance au terrorisme islamiste que n’en accorde la France ? Ou bien que cette dernière puisse considérer la Russie, à des milliers de kilomètres de ses frontières, comme une menace existentielle ? Les Etats-Unis exploitent cette « cacophonie stratégique » (9)en renforçant leur soutien à l’Europe de l’Est et aux Etats baltes.(10) Le président polonais Andrej Duda semble être devenu le meilleur allié de Trump sur le continent, allant même jusque’à accepter de construire Fort Trump, une base militaire américaine en Pologne (le projet semble aujourd’hui en suspend, voire avorté).(11) Egalement, même au delà de l’Europe de l’Est, nombre de pays européens ont choisi de participer au programme d’avion de chasse américain F-35 ou d’acquérir ce-dernier (Italie, Belgique, Pays-Bas, Pologne ect.), au détriment d’alternatives européennes. D’une certaine manière, Trump ne tient pas le même discours en Pologne et en Allemagne. Il pointe les fragilités de la relation transatlantique quand il s’adresse à Berlin et vante sa solidité quand il traite avec Varsovie.
Le couple franco-allemand représente la « colonne vertébrale » de la construction européenne. Le Brexit ayant eu lieu, sur ce même couple repose aujourd’hui le développement de la défense européenne. Or, malgré les avancées réalisées, les anciens blocages n’ont pas disparu et la classe politique allemande semble encore très attachée à l’OTAN. Annegret Kramp-Karrenbauer, ministre fédérale allemande de la défense, s’exprimait pour le média politique américain Politico au sujet de la place de l’OTAN dans la défense de l’Europe : « Illusions of European strategic autonomy must come to an end: Europeans will not be able to replace America’s crucial role as a security provider ».(12) Dans un entretien au Grand Continent, Emmanuel Macron qualifiait cette déclaration de « contresens de l’histoire ».(13) Les velléités française sur l’Europe de la défense ne semble pas être partagées, ou du moins pas à l’échelle souhaitée. Pour une Allemagne moins interventionniste que son voisin français, l’OTAN reste et restera la clé de voûte de la défense de l’Europe, qu’importe le comportement de Trump. Il est tout de même possible de se demander si les récentes déclarations allemandes de fidélité à l’OTAN n’étaient pas, au fond, que des appels politiques lancés au président américain nouvellement élu, Joe Biden, afin de restaurer un équilibre qu’aurait brisé Donald Trump.
Joe Biden et la défense européenne : un retour à la normale ?
Donald Trump aura-t-il été celui qui aura poussé les européens à réaliser qu’ils doivent imaginer une défense plus autonome ? Ou bien, au contraire, vont-ils, après l’élection d’un Joe Biden présenté comme plus europhile (bien relatif, tant cela semble aisé), s’appuyer à nouveau de manière quasi-totale sur la relation transatlantique et l’OTAN ? Aujourd’hui, hormis en France et pour quelques uns de ses alliés (Grèce, notamment), l’accent mis sur l’autonomie de la défense européenne semble quelque peu refluer. D’aucuns diraient que l’Europe se conforte dans une illusion anachronique, à « contresens de l’histoire ». D’autres, à l’inverse, ne conçoivent pas réellement une Europe autonome par sa défense. La donne pourrait changer dans une direction ou dans l’autre. D’un côté, la crise économique actuelle représente un défi majeur et il faudra voir si les Etats européens ne vont pas revoir leurs ambitions à la baisse en matière de défense. D’autre part, le retrait unilatéral d’Afghanistan des américains et la formation de l’alliance AUKUS en Asie-Pacifique au détriment des industriels français montrent au moins deux choses. Premièrement, l’Amérique de Biden privilégiera ses propres intérêts et il ne faut pas attendre d’elle qu’elle renforce véritablement son ancrage en Europe alors même que la Chine se fait plus dangereuse. Et deuxièmement, l’administration Biden, comme celle de Trump, est capable, parfois de manière humiliante, de ne pas impliquer les européens dans des affaires qui pourtant les concernent directement.
Enfin, la question se pose de l’existence même d’un héritage de Trump sur la défense européenne. La politique de l’administration Trump peut être analysé comme un simple fragment de la dégradation rapide de l’environnement de sécurité de l’Union européenne. Le Pivot to Asia a été entrepris par l’administration Obama, dont Joe Biden faisait partie. Etait-ce réellement l’affaire du président Trump ? La direction que semblent prendre les Etats-Unis vers un désintérêt croissant pour le continent européen ne semble pas vraiment pouvoir être modifiée. Que Trump fut l’élément déclencheur de ce désintérêt, plutôt que l’un de ses symptômes, est loin d’être une évidence. La forme, en revanche, était indéniablement singulière. Elle a poussé les européens à réagir, au moins momentanément. Si héritage il y a, celui-ci se matérialisera probablement aussi progressivement dans la littérature scientifique (plus prolifique que jamais sur la défense européenne) ou bien chez des hommes d’Etats pourvu d’une ambition européenne qui va au-delà de la dépendance à l’Amérique.
1 Conclusions du Conseil sur la mise en œuvre de la stratégie globale de l’UE dans le domaine de la sécurité et de la défense, Conseil de l’Union européenne, 14 novembre 2016
2 « Trump désigne l’Union européenne comme le principal ennemi des Etats-Unis avec la Russie et la Chine », La Tribune, 15 juillet 2018. https://www.latribune.fr/economie/international/trump-designe-l-union-europeenne-comme-le-principal-ennemi-des-etats-unis-avec-la-russie-et-la-chine-785187.html
3 Bolton, J. (2020). The Room Where It Happened : A White House Memoir (Illustrated éd.). Simon & Schuster.
4 « Donald Trump Sets Conditions for Defending NATO Allies Against Attack », The New York Times, 20 juillet 2016. https://www.nytimes.com/2016/07/21/us/politics/donald-trump-issues.html?auth=login-facebook
5 « A transcript of Donald Trump’s meeting with the Washington Post editorial board », The Washington Post, 21 mars 2016. https://www.washingtonpost.com/blogs/post-partisan/wp/2016/03/21/a-transcript-of-donald-trumps-meeting-with-the-washington-post-editorial-board/
6 « Trump dénonce les propos insultants de Macron », Le Figaro, 11 septembre 2018. https://www.lefigaro.fr/international/2018/11/09/01003-20181109ARTFIG00370-armee-europeenne-trump-denonce-les-propos-insultants-de-macron.php
7 Rapport d’information n° 626 (2018-2019) de M. Ronan Le Gleut et Mme Hélène Conway-Mouret, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, déposé le 3 juillet 2019
8 « Défense, le réveil de l’Europe », Fondation Robert Schuman, 22 mai 2018. https://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0474-defense-le-reveil-de-l-europe
9 MEIJER H., WYSS M., « L’impossible renaissance de la défense européenne : généalogie d’une cacophonie stratégique », Le Grand Continent, 9 mai 2019 (https://legrandcontinent.eu/fr/2019/05/09/limpossible-renaissance-de-la-defense-europeenne-genealogie-dune-cacophonie-strategique/#:~:text=La%20diminution%20du%20nombre%20d,la%20d%C3%A9fense%20qui%20en%20d%C3%A9coule.)
10 « United States commit 1 billion dollars to develop Central European infrastructure », Atlantic Council, 15 février 2020. https://www.atlanticcouncil.org/news/press-releases/us-commits-1-billion-dollars-to-develop-central-european-infrastructure/
11 « Poland is becoming America’s key NATO ally », Defense News, 20 février 2020. https://www.defensenews.com/opinion/commentary/2020/02/20/poland-is-becoming-americas-key-nato-ally/
12 « Europe still needs America », Politico, 2 Novembre 2020. https://www.politico.eu/article/europe-still-needs-america/
13 « La doctrine Macron : une conversation avec le président français », Le Grand Continent, 16 novembre 2020. https://legrandcontinent.eu/fr/2020/11/16/macron/