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Transfuges du genre et sujets politiques

A quel prix intégrer comme citoyens ceux que l’on pourrait nommer les nomades du genre ? Comme on traverse une frontière entre deux pays, traverser la frontière entre deux genres s’avère être parfois un chemin de croix, au long duquel se pose l’épineuse question de la construction des personnes transgenres comme sujets politiques reconnus. 

« Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà », notait Pascal. Que les institutions politiques espagnoles détiennent ou non la vérité, voilà une question qui paraît fort intéressante, mais qui pourrait aussi bien n’aboutir qu’à des conclusions stériles. Plutôt que de discuter un aphorisme, posons le regard sur les implications politiques que charrient avec elles – en Espagne comme ailleurs –  les évolutions juridiques liées à la reconnaissance officielle des processus de transition de genre. Le 23 février 2023, en effet, le gouvernement espagnol décrète une loi visant à faciliter le changement légal de genre dès l’âge de seize ans. Pour ne pas revenir sur les tollés qu’a provoqué l’adoption de cette loi dans certains milieux conservateurs, on gagnerait sans doute mieux à chercher ce qu’un tel phénomène politique et légal implique et dissimule, en fait d’intégration à une communauté, à une polis, d’individus longtemps considérés comme déments, comme anormaux, comme curables. L’État n’exclut plus pour soigner, il inclut pour rendre normal. Ce qui se joue là, en germe, c’est la possibilité de normaliser, de standardiser, d’homogénéiser les statuts ; et d’inclure dans une nouvelle grammaire politique les dissidents du genre, de faire se ressembler ceux qu’une même instance avait jusqu’à maintenant jugés normaux d’un côté, déviants de l’autre. 

MON GENRE ? MON OEIL !

Rappelons d’abord un fait qui ne va pas de soi : en Espagne comme en France, faire modifier la mention « sexe » à l’état civil est encadré depuis moins de quelques décennies par un arsenal juridique qui fixe les conditions d’un tel changement (1). Pour autant, depuis le temps de la pathologisation jusqu’à l’ère de la normalisation officielle, ce n’est pas tant l’empreinte du pouvoir qui s’est réduite que la nature de ce pouvoir qui a mué : de médical et scientifique, il est devenu en outre légal et juridique. Ainsi, les personnes transgenres, objets de discours pour les psychiatres et les chirurgiens, sont devenus objets de débats dans l’hémicycle et sur l’agora. Dans la fabrique des lois, dans l’usine des décrets, dans le monde de ceux qui portent l’écharpe tricolore, on discourt sur les conditions à réunir pour rayer un M ou un F, pour inscrire l’une ou l’autre lettre sur un passeport. « Faut-il avoir eu recours à une opération chirurgicale dite de  »réassignation sexuelle » ? être périodiquement suivi par une armada de psychiatres ? être nécessairement majeur ? » 

Tant d’interrogations se posent à la volée devant le bureau du législateur, qui souvent mettent aux prises des hommes et des femmes qui ne font de la transidentité qu’un thème lointain – et jamais une expérience somatique personnelle. En somme, que l’administration règle verticalement le sort d’individus transgenres, voilà qui montre assez combien l’appareil de pouvoir est aussi pourvoyeur d’identité. Il n’y a là certes rien de nouveau : l’état civil et les papiers d’identité ne sont pas des créations récentes. Ce qui bascule à ce stade, c’est la possibilité de changer légalement une information constitutive de l’identité d’un citoyen, au même titre que la date ou le lieu de naissance. Mais, comme pour changer de nom, il ne suffit pas de gommer sa carte d’identité et son permis de conduire : la route est encore bien longue vers une authentique auto-définition du genre.

MARIANNE TRANS

En creux se dessine alors l’illusion d’un principe d’auto-définition : je revendique mon expression de genre, qui ne s’accorde pas avec la mention officielle du sexe tel qu’il m’a été assigné à la naissance par des instances à la fois médico-scientifiques et administratives. Si je suis un homme et que ma carte d’identité porte un F, les moyens me sont donnés de demander à changer cette lettre, moyennant une accumulation de démarches longues et pénibles. Le dernier mot, cependant, c’est le pouvoir officiel qui le détiendra. Il y a plus : si les instances juridiques espagnoles ont promulgué et validé la « ley trans », comme d’autres pays d’Europe, la dimension clinique, néanmoins, n’en demeure pas moins encore très présente dans les processus de changement légal de genre. Avec l’intention d’harmoniser pour chaque citoyen l’apparence extérieure et l’identité politique, la condition de dissident du système sexuel binaire est menacée – et les nomades sédentarisés. L’expérience chimique et politique du philosophe Paul B. Preciado est là pour nous le rappeler (2) : le sexe peut se donner à penser comme un artefact, comme un outil de contrôle qu’il est loisible, pour qui le souhaite, de transgresser – de manière à se rendre nomade du genre et à explorer les limites de la fiction politique qui nous attribue un F ou un M. 

Que la possibilité légale soit offerte, récemment, d’en changer, voilà qui ne ferait peut-être qu’étendre l’embrigadement. « Vous étiez porteurs d’un M ou d’un F ad vitam aeternam ? Vous pouvez désormais en changer ; mais prenez garde, il n’y a rien d’autre au-delà ! » Erreur au-delà des Pyrénées du genre. Le refus de s’harmoniser, en définitive, consisterait alors en une gamme d’efforts acharnés pour ne pas se reconnaître dans le paradigme fictif d’une transidentité lissée et décorée du sceau de Marianne, mais de persister à inventer son genre pour s’harmoniser avec soi-même. Ne pas chercher à faire coïncider coûte que coûte la barbe-cravate-cigare avec une mention « sexe masculin » ; mais faire coïncider un sexe auto-géré et nomade avec des pratiques de micro-pouvoir qui réinventent mon genre. Et Preciado, justement, de remarquer : « La subjectivité politique émerge précisément quand le sujet ne se reconnaît pas dans la représentation. Il est fondamental de ne pas se reconnaître.(3) » Être une Marianne trans, proclamer la Déclaration des Droits de l’Androgyne et du Nomade de genre : voilà tout un programme.

Mylène Chartier

Illustration : Céèf 

(1) :  La loi du 18 novembre 2016 dite de « modernisation de la justice du XXIème siècle » mentionne par exemple, à l’article 56, II, la rectification de la mention du sexe, qui jusqu’alors ne faisait l’objet que d’une jurisprudence. Au demeurant, il introduit, au sein du code civil, une nouvelle section consacrée à « la modification de la mention du sexe à l’état-civil » contenant plusieurs articles (C. civ., art. 61-5 à 61-8).

(2) : Philosophe espagnol assigné femme à la naissance, il entame au milieu des années 2000 une expérience d’auto-administration de testostérone, jusqu’à l’aboutissement d’un phénomène de transition qui le conduit à se présenter publiquement comme un homme. Cette expérience est relatée notamment dans l’essai Testo junkie.

(3) : Preciado B. Paul, Testo junkie : sexe drogue et biopolitique, Points, 2008, p. 370.

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