Une nouvelle initialement parue dans le numéro 42 « Décrocher la Lune »
Lola monta dans le bus 38 à Gare de l’Est pour se rendre à Saint-Michel. Il était plein et se mit à avancer par saccades sur les différents boulevards. Debout, elle observa les grands immeubles haussmanniens par la fenêtre. Sur l’un d’eux elle vit les traces récentes d’un incendie. Les trois fenêtres d’un étage avaient été calcinées et ne ressemblaient plus qu’à de gros yeux caves auxquels on aurait arraché les pupilles. Elle eut de la peine pour ses occupants.
Au bout d’un moment, une partie des gens qui se tenaient devant la porte du milieu sortirent et Lola fit quelques pas vers l’arrière.
C’est alors qu’elle les vit.
Ils étaient tout au fond, sur la dernière rangée de sièges. Leurs deux épaules se touchaient mais chacun regardait dans une direction différente. Marc était assis contre la fenêtre et comme la dernière rangée de siège se trouvait surélevée, il avait l’air de regarder la rue et les passants de haut, puis de là, toute la ville. Frank lui avait le visage tourné de l’autre côté. Peut-être regardait-il par la fenêtre également ; peut-être regardait-il les passagers du bus, leurs blousons, leurs parkas, ou leurs k-ways légers.
Ce qui frappa Lola, c’est qu’ils avaient l’air identiques. Identiques et âgés. Comme deux vieux jumeaux, non pas de son âge, c’est-à-dire de cet âge intermédiaire pris entre la jeunesse et la vieillesse, mais d’un âge archaïque et infini. Elle les regarda encore jusqu’à être secouée par le bus. Elle se cogna contre la vitre puis reprit soudain ses esprits.
Ils ne m’ont pas vu pensa-t-elle. Ils ne m’ont pas vu. Elle fit en sorte d’interposer une vieille dame sur le trajet de leurs regards, et elle attendit. Les rues défilèrent. Les quelques autos qui glissaient au rythme du bus. La Seine, son gros corps bleu étendu entre les berges. Puis à nouveau la terre. Le palais de justice, la vieille horloge médiévale devant laquelle s’attardait un groupe de touristes. « Les aiguilles » disait le guide dans son micro, mais le bus survola la Seine à nouveau et les portes s’ouvrirent.
Lola vit le ciel. Elle mit un pied devant l’autre. Elle vit la grande fontaine Saint-Michel. Le dragon et…
Lola entendit-elle.
Elle sursauta et se retourna brusquement.
Ils étaient là tous les deux.
Le bus ferma ses portes et il disparut entre les arbres et les ombres.
Elle resta muette.
En face d’elle, Frank la regardait, les yeux absents. A sa droite, Marc la fixait avec colère.
Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-il.
Lola balbutia puis finit par répondre rien. Rien.
Tu viens avec nous ! dit brusquement Frank en avançant vers elle.
Lola se recula vivement et tendit sa main pour le repousser.
Aussitôt Frank s’arrêta. Elle vit que Marc le retenait par le bras.
Laisse, dit Marc fermement.
Frank s’immobilisa mais il garda son regard vide braqué sur le corps de Lola.
Frank voulait simplement te demander si tu voulais boire un verre avec nous. Rien de plus, dit Marc avec un sourire désagréable.
Il y eut un silence puis Marc reprit la parole :
Alors Lola ? Tu viens avec nous boire un verre ?
Oui, s’entendit murmurer Lola.
Alors allons-y, dit Marc qui tenait toujours fermement le bras de Frank.
Ils firent quelques pas sur le boulevard et Marc finit par montrer du doigt un vieux PMU à la devanture rouge et trouée par endroits. A l’intérieur, quatre ou cinq types faisaient la queue sans se presser pour acheter des cigarettes. Sur l’écran suspendu au plafond, des chevaux finissaient de courir sur une pelouse acidulée.
C’est bien là ? Non ? demanda Marc.
Oui, répondit Lola sans réfléchir.
Ils s’installèrent tous les trois en terrasse et Marc et Frank commandèrent deux expressos. Lola demanda un Perrier et ils attendirent tous les trois en silence que leur commande arrive. Dans son dos, Lola sentait le boulevard, les piétons qui marchaient d’un pas rapide et la circulation particulièrement dense à cette heure-ci.
A travers la vitre du PMU, elle se mit à suivre la retransmission des courses sur l’écran. A l’intérieur, l’un des serveurs, accoudé au comptoir, regardait les chevaux, hypnotisé. Parfois, d’un geste mécanique, il donnait un coup de torchon sur son comptoir.
Marc se retourna vers le PMU et il comprit que Lola regardait les courses.
Tu aimes ça Lola ? demanda Marc. Les courses ?
Non-non fit Lola. C’est juste que…
Tu veux savoir qui va gagner ? demanda Marc avec un sourire.
Comment ça ? demanda Lola.
Quel cheval va gagner la course. Regarde. Ils sont trois à concourir. Il y a Caviar Noir, c’est le grand noir au milieu là. A sa droite, c’est Alydar. Tu connais un peu les chevaux Lola ?
Oui-oui, répondit Lola en observant le téléviseur.
Et l’autre cheval c’est Silence du Dimanche. Evidemment, à première vue tout le monde parierait sur Caviar Noir. Il est grand, élancé et sa couleur joue également non ? Le noir. Une couleur qui semble aller avec la vitesse. Silence du Dimanche au contraire est petit. Mais être petit et nerveux peut également se révéler un avantage n’est-ce pas ? Mais passons. Je suppose que par contre, peu de gens payent attention à Alydar. Alydar a l’air d’avoir pour caractéristique principale d’être distrait. Regarde. Il ne cesse pas de remuer la tête, comme s’il pensait à autre chose. Or personne ne parierait sur quelqu’un de distrait n’est-ce pas ? Toi Lola, tu ne parieras pas sur quelqu’un de distrait n’est-ce pas ?
Non, répondit Lola. Non plutôt sur les autres chevaux c’est vrai.
Et pourtant…, répondit Marc, la distraction n’est parfois pas si mauvaise. Car qu’est-ce qu’il va se passer quand le départ va être annoncé ? Silence du Dimanche et Caviar Noir vont s’élancer à toute vitesse. Un duel va alors commencer entre les deux étalons. Et que restera-t-il pour Alydar ? Hein ? Dis-moi Lola, que restera-t-il pour Alydar à ton avis ?
Sur l’écran de télévision, la caméra glissait en un lent travelling sur les différents chevaux. En plus des trois dont parlait Marc, il y en avait d’autres qu’il n’avait pas évoqué. C’étaient des chevaux anodins, aux muscles robustes mais qui ne dégageaient pas la même chose que les trois autres. On aurait eu du mal à parier sur eux. Puis la caméra changea de plan et on vit les gradins qui par endroits étaient légèrement remplis, en d’autres parfaitement vides.
Tu es déjà allée à une course Lola ? demanda Marc qui souriait toujours.
Non, répondit Lola. Jamais.
Tu veux savoir comment c’est ? dit Marc.
Lola ne répondit pas.
C’est toujours pareil, reprit Marc.
Oui, murmura Frank qui s’était tu tout ce temps et paraissait ne pas savoir de quoi on parlait.
Pourtant, Alydar va gagner dit Marc.
Et pourquoi ça ? demanda Lola qui regardait toujours l’écran.
Parce que c’est comme ça que les choses marchent. Rien ne marche jamais comme prévu n’est-ce pas Lola ?
Oui, murmura à nouveau Frank. Oui, répéta-t-il en regardant la table et en triturant sa main qu’il avait placé sur le rebord en métal.
Caviar Noir et Silence du Dimanche ne vont compter pour rien dans cette course. Tu veux savoir la vérité ma petite Lola ?
Oui, souffla à nouveau Frank doucement et qui semblait ne parler qu’à lui-même.
Mais la vérité ma petite Lola peu de gens peuvent la supporter. Est-ce que toi tu la supporterais la vérité Lola ?
Oui, murmura à nouveau Frank qui se pinçait le dos de la main et dont les paupières se fermaient puis s’ouvraient mécaniquement.
La vérité Lola c’est qu’il n’y a rien. Rien d’autre que la course. Et la course qui recommencera encore et encore. Et dans cette course, il va y avoir des morts. Tu le comprends ça Lola ? Que la course n’est pas juste un jeu ? Est-ce que tu es capable de le comprendre Lola ?
Oui siffla à nouveau Marc dont la main entre ses ongles était devenue rouge sang.
La vérité dit Marc n’est peut-être rien d’autre que la violence. La violence et l’amour. La violence ou l’amour. La violence qui n’est rien d’autre que l’amour. Tu comprends ça petite Lola ?
Lola ne répondit rien. Elle regarda Marc et Frank et pensa je dois partir.
Tu veux boire quelque chose Lola ? demanda soudain Marc. Un whisky ? Une bière ? Je ne sais pas. Qu’est-ce que boivent les femmes dans ton genre ? Est-ce que les femmes dans ton genre parviennent parfois à choisir ? Hein ? Dis-moi Lola.
Lola ne répondit rien et Marc continua de la regarder.
Ou bien est-ce que les femmes comme toi évoluent au gré de leur fantaisie ? Je ne sais pas moi, fit Marc en se tournant vers Frank. Qu’en penses-tu Frank ? Est-ce que tu penses que Lola a des préférences ? Est-ce que tu penses que Lola est capable d’une telle chose ?
Oui, siffla à nouveau Frank dont la main commençait à perler de gouttes de sang.
La vérité, dit Marc qui se tourna à nouveau vers Lola, c’est que les choses changent. La vérité Lola, la vérité que peu de gens peuvent supporter c’est que le monde est imprévisible. Un jour untel est un ami. Un jour untel est ennemi. Peut-être connais-tu ce genre de choses Lola non ?
Lola ne répondit rien. Elle fixait la main de Frank qui saignait entre ses ongles.
En fait, dit Marc, je ne suis pas sûr que tu puisses comprendre quoi que ce soit. Après tout, je ne sais pas si tu as jamais compris quoi que ce soit. Tu veux savoir la vérité Lola ? Tu veux savoir ce que je pense de tout ça ?
Lola ne répondit rien.
A côté de Marc, Frank souffla oui à nouveau, plus comme un cri que comme une parole.
La vérité, dit Marc dont les muscles du cou s’étaient soudain tendus et qui ressemblait à un bœuf sacré, c’est que beaucoup de gens nous déçoivent. Tu vois. C’est si simple finalement. Si simple de comprendre pourquoi Silence du Dimanche et Caviar Noir vont perdre dans un instant. Pourtant, c’étaient les préférés de nombreux parieurs. N’est-ce pas Lola ?
Puis Marc se retourna vers l’écran et il dit : « Regarde ».
Sur l’écran, les cheveux couraient maintenant à toute vitesse. Les couleurs étaient sursaturées et avec la distance on ne voyait que quelques ombres courir sur un halo de pelouse verte. Les ombres coururent un instant à la même vitesse, formant une masse sombre et inquiète, mais assez rapidement, elles se détachèrent et l’une d’elle prit le devant.
Avant même de voir la fin de la course Marc se tourna vers Lola et la regarda dans les yeux.
Vois-tu, dit Marc. Comme tout est simple finalement.
Puis il se leva et il posa un billet de vingt sur la table.
On va se revoir, dit-il.
Allez, dit-il à Frank.
Frank lâcha enfin sa main qui dégoulinait de sang et se leva.
Ils quittèrent la terrasse et Lola les vit disparaître dans la foule.
Théo Di Giovanni
Illustration : Céèf