La mort d’un vieil homme

Mort. C’est comme ça qu’on retrouva el señor Mariposa dans le bureau exigu de sa petite maison. Quand on le découvrit, il était encore attablé à son bureau, la tête reposant sur ses mains travailleuses. Il semblait endormi, enveloppé du sommeil du juste, du sommeil qui survient après de longues luttes sans répit, après de terribles tempêtes et des vagues meurtrières. De fins rayons de soleil passaient entre les fentes des volets entrouverts. De la poussière d’or berçait la nuque du vieil homme.  Tout s’était endormi avec lui ; les livres de ses étagères, de son parquet, de son bureau, ses couvertures, le tabac de sa pipe, les oiseaux qui voletaient çà et là, l’odeur du bois et de la poussière suspendue. Imaginez-vous que même les plantes les plus grasses et les plus vigoureuses qui entouraient et habitaient sa maison, étaient, ce jour-là, silencieuses. C’est de cette manière que tout le village sut que le vieux Mariposa était mort. Vinrent alors, en catastrophe, le médecin et la police d’abord, pour constater le décès, puis le maire, puis le curé, puis tous les habitants du village, les travailleurs, les commères, les enfants, puis les coqs, les poules, les cailles, et tout ce qui vivait là dans une frénésie partagée. Tout le monde voulait voir le défunt Mariposa. En réalité, ce n’était pas tant Mariposa qu’on voulait voir mais sa dépouille, et, à travers elle, la mort, la seule, l’unique, la grande. Tout le village voulait sans trop s’en donner l’air et sans trop s’en approcher, respirer un peu de cette mort qui traînait là… Tant que ce n’était pas la nôtre après tout, on pouvait bien la goûter un peu… Juste un peu, du bout des lèvres.

Mais il s’avéra, à la surprise générale, que le vieux Mariposa n’avait ni balle dans la tête – sa tête étant entière, on ne pouvait même pas y voir un minuscule bout de cervelle, c’est dire – ni trace de poison, ni poignets tranchés. Rien. El señor Mariposa ne donnait rien à voir de spectaculaire. Rien. Pourtant, il était mort et bien mort. Or, le vieillard était connu pour sa santé de fer. Personne, pas même la maladie, n’aurait pu le tuer, à part lui, et encore. Tout le monde, même le chat roux de la voisine, se demanda d’où venait la mort del señor Mariposa. Même le chat roux de la voisine tenta d’attraper de ses deux pattes cette foutue mort comme il aurait tenté d’attraper une mouche au vol. 

On ausculta le corps du vieillard morceau par morceau, on l’ouvrit, on le démembra, on sortit des kilomètres de tripes, on empoigna son cœur, on déchira toute la couverture de sa peau, on fit couler des litres de sang, sous l’émerveillement général. Des spécialistes du bout du monde se rendirent dans la casita de Mariposa pour autopsier le défunt. Les représentants de toutes les religions vinrent admirer le miracle. Les hommes politiques de chaque État firent de magnifiques discours. À la fin, comme seuls stigmates, furent retrouvés des cristaux de sel étincelant à la lumière du jour sur les joues sillonnées du vieillard, une gorge noircie, et des organes carbonisés. Le corps du vieux Mariposa était à la fois volcans, tempêtes, ouragans, océans et tsunami

Rien ni personne ne trouva d’explication à sa mort. Où est-ce qu’elle avait bien pu se cacher cette foutue mort si elle n’était ni à l’extérieur ni à l’intérieur. Tout le monde y alla de sa petite théorie ; « c’est la maladie ! », hurlèrent les peureux, « les remords ! », murmurèrent les lâches, « le mensonge ! », sifflèrent les envieux. Le maire et les médecins restèrent désœuvrés face à la curiosité des villageois qui ne manquaient pas une occasion de se jeter dans le bureau du feu Mariposa pour observer son cadavre attablé au bureau – qui, contre toute loi de la nature, peinait à se décomposer – et pour se servir allègrement au passage de n’importe quelle bricole ; que ça ait de la valeur ou non, pas d’importance, ça ferait toujours un truc de plus à la maison. De sorte que la maison de Mariposa finit dans la maison de tout un chacun. On avait beau l’ouvrir le vieillard, le découper, le mettre en charpie le brave homme, sa mort restait insaisissable. Et quand on avait l’impression de l’attraper, cette foutue mort, ou du moins de la toucher du bout des doigts, elle partait encore plus loin et disparaissait aux yeux de tous pendant de longues semaines. Elle revenait alors, penaude, discrète, la queue entre les jambes. Rien ni personne ne trouva d’explication à la mort du vieil homme. Alors oui, tout le monde en prit un peu pour chez lui de sa mort ; ça donne des histoires à raconter, des silences à combler, des choses auxquelles penser. Tant et si bien que même sa propre mort ne lui appartenait plus au caballero Mariposa. 

Il n’y avait qu’une seule chose, une seule, qui avait échappé au bon sens, à la vigilance et à l’œil aiguisé de tout un chacun ; la chose même qui avait causé la mort du vieil homme que même la pire maladie n’aurait pu achever. Tempête, ouragan, vague, volcan, pluie glaciale, torrent dans le bas-ventre, incendie dans les joues, défilés étroits dans la gorge… Oui, el señor Mariposa, qui avait réchappé de tant de guerres, de tourments, de maladies ; qui avait combattu l’oubli, les peines et les tracas ; qui avait mené tant de batailles, qui en avait gagné beaucoup et perdu quelques-unes, mais toujours en vainqueur, n’avait pas réussi à battre cet ultime adversaire. Oui, el señor Mariposa était mort d’amour. 

Le dernier souvenir qu’eurent les villageois del señor Mariposa fut le corps tout entier du vieil homme couvert de papillons de mille et une couleurs. Ses yeux clos laissèrent échapper la douceur d’un clignement, dernier sursaut du corps dans la mort ou nouvel élan de l’âme vers de nouveaux horizons. Mort et naissance se tenaient la main sur la nuque dorée du vieillard endormi.

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