Inscrivez dans un moteur de recherche « la paresse » et vous tomberez, en premier, sur des sites internet qui vous expliquent comment la vaincre afin d’être plus productif. Elle est donc majoritairement perçue comme un défaut, un vice voire un péché qui nous éloigne du travail. Pourtant, la condamnation si naturelle de la paresse est le fruit d’une histoire où elle a toujours été discutée…
Dans son livre Ce que sont devenus les sept péchés capitaux, Christian Godin défend l’idée que notre représentation moderne de ces péchés s’éloigne de leur sens théologique d’origine. Au lieu de refléter les valeurs chrétiennes dont notre culture a hérité, la représentation contemporaine des péchés capitaux refléterait davantage les valeurs de notre société capitaliste. Le péché capital de la paresse a subi une évolution particulièrement radicale au fil des derniers siècles. Ce qui était à l’origine considéré comme le péché de l’acédie – c’est-à-dire une tristesse profonde qui empêchait le croyant de servir Dieu – est devenu un concept bien plus sécularisé que nous associons désormais à l’évitement de l’effort et du travail.
L’acédie en tant que négligence du service religieux
L’Église condamnait autrefois l’acédie car elle rendait le croyant négligent et nuisait à son dévouement religieux envers Dieu. Ainsi, dans le « Conte du Curé » tiré des Contes de Canterbury, Chaucer fait prononcer à un de ses personnages – un curé de paroisse – un sermon qui se réfère à la phrase suivante de la Bible : « Maudit soit celui qui fait négligemment le service de Dieu. » Le péché capital de l’acédie est donc celui de la paresse spirituelle. Elle est condamnable en cela qu’elle éloigne l’homme de Dieu.
L’individu paresseux, défini par son inutilité dans le système capitaliste ?
Mais qu’en est-il de la paresse sécularisée, que nous avons définie comme une tendance à l’évitement de l’effort et du travail ? Qu’est-ce qui la rend condamnable dans notre société actuelle ? Le film Seven de David Fincher peut nous donner un indice. L’intrigue du film met en scène deux enquêteurs qui poursuivent un tueur en série punissant ses victimes en fonction des péchés capitaux qu’elles représentent. Sa troisième victime est un ancien trafiquant de drogue qui représente le péché capital de la paresse ; sa punition est d’être tenu aux limites de la vie et de la mort pendant plus d’une année, cloué à un lit qui est devenu sa prison.
Un détail important à noter ici est que personne ne semble s’être inquiété de sa disparition durant cette année ; la victime « coupable » du péché capital de la paresse est donc un reclus de la société. Il ne semble pas détenir de rôle ou de responsabilités dans une communauté qui le rendent indispensable aux yeux des autres. Il ne contribue pas non plus à la croissance économique de son pays puisque ses profits personnels résultent d’une activité illégale. De plus, son occupation criminelle pourrait être perçue comme le fruit de la paresse : par évitement d’effort, il aurait choisi la voie facile de la détérioration en faisant mauvais usage de son temps et de son énergie. Cet aspect est essentiel dans la définition moderne de notre concept de paresse. Selon Christian Godin, la paresse serait un des « seuls vices qu’une société marchande puisse encore stigmatiser », puisqu’elle ralentit « l’appareil de production ».
Le concept de paresse est lié à celui du temps
Lors de la Renaissance émerge une conception révolutionnaire de la valeur du temps : cessant d’être vu comme un cadeau de Dieu qu’il faut mériter en l’employant à bon escient d’un point de vue religieux et moral, il devient un bien personnel qu’il faut exploiter de la manière la plus efficace qui soit. Petit à petit, l’individu cesse de considérer qu’il a des comptes à rendre à Dieu en ce qui concerne son temps ; la durée de vie qui lui revient est désormais son affaire, sa possession. Les concepts de temps et de paresse deviennent donc désacralisés. Dans ce contexte, il est intéressant de noter que le célèbre conseil de Franklin : « Rappelle-toi que le temps est de l’argent ! » a été d’abord formulé lors de la Renaissance italienne. Et c’est là un renversement de valeur qui perdure de nos jours.
Or, Bertrand Russell publie en 1932 un essai intitulé Éloge de l’oisiveté, dans lequel il défend l’idée que chaque membre de la population active ne devrait travailler que quatre heures par jour pour assurer le bon fonctionnement de la société. Avant lui, Paul Lafargue proposait même une journée de travail de trois heures, faisant lui aussi l’éloge de la paresse dans son ouvrage Le droit à la paresse en 1880. Selon Russell, pour revenir à ce penseur, le culte du travail est une mentalité pré-industrielle qui n’est plus adaptée au monde moderne. Pour soutenir sa thèse, il prend l’exemple de la Première Guerre mondiale : alors que l’utilisation des machines assurait la satisfaction des besoins de la collectivité par seulement une partie de la population, on remit cependant tout le monde au travail sitôt la guerre terminée. L’éthique de travail, ou « dogme du travail » selon Paul Lafargue, fermement ancrée dans la mentalité collective empêchait toute réflexion sur la nécessité d’une telle répartition du labeur.
Au XXIème siècle – et malgré l’automatisation croissante de nombreux postes – l’éthique du travail et la recherche incessante de profit continuent à dominer la mentalité collective. Alors que l’économiste John Maynard Keynes a prédit dans les années 1930 que le progrès technique entraînerait la réduction du temps de travail hebdomadaire à quinze heures, nous savons qu’il n’en est rien. L’anthropologue David Graeber constate que la demande d’emploi n’a pas seulement stagné, mais qu’elle s’est de plus multipliée, comme s’il s’agissait de ne pas laisser la population dans l’oisiveté. Selon lui, cette croissance incessante a aussi entraîné l’apparition de ce qu’il appelle les « bullshit jobs ». Il les définit de la manière suivante : « une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflu ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé pour honorer les termes de son contrat de faire croire qu’il n’en est rien ». L’aversion de notre société pour la paresse se traduirait également par l’invention de métiers qui ne riment à rien, uniquement pour nous éloigner de l’oisiveté.
Cette peur se traduit également par l’avènement de la « productivité personnelle ». Le terme de productivité que nous retrouvons partout sur les réseaux sociaux est une reprise intéressante du concept économique de productivité (qui est le rapport en volume entre une production et les ressources mises en œuvre pour l’obtenir). En cela, un individu productif est quelqu’un qui utilise le temps et l’énergie à sa disposition de la manière la plus efficace qui soit afin de produire plus de résultats. Il y a pourtant un hic : sur les réseaux sociaux – et particulièrement dans le domaine du développement personnel – on voit émerger depuis quelque temps un véritable culte de la productivité. Non seulement les influenceurs le défendant opposent la productivité à la médiocrité et à la paresse, mais ils semblent aussi présenter la productivité comme un bien en soi. Le problème avec cette définition de la productivité est que c’est un gouffre duquel il est impossible de sortir : si on répond à des courriels, c’est seulement pour libérer plus d’espace dans sa boîte mail pour les e-mails à venir ; si on se lève à 6 heures du matin pour étudier, ce n’est pas pour libérer son après-midi, mais pour rajouter une séance d’études à sa journée déjà remplie. En adoptant cette mentalité-là, il y aura toujours plus à faire.
Comme le dit Milan Kundera, « notre vie est une esquisse de rien, une ébauche sans tableau ». Il n’y a pas de second jet dans la réalité. Il est cruel d’attendre une efficacité presque robotique de quelqu’un qui fait pour la première et dernière fois l’expérience de la vie. Et peut-être faudrait-il enfin se donner l’autorisation de ne pas instrumentaliser chaque instant de sa journée, de ralentir – d’être tout simplement improductif.
Lavinia Nemes
Illustration : Céèf