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Chimère

Mon père a souvent dit de ma mère qu’elle « avait besoin d’un os à ronger ». C’est pourtant à mon propre égard que j’assimilais cette phrase, ayant toujours eu peur de lui ressembler. Son manque de lucidité et son refus à la résiliation étaient pour moi si étouffants, qu’ils témoignaient, venant d’elle, d’une part de faiblesse profondément dérangeante.

C’est avec violence que le désir de me détacher d’elle de toutes les manières possibles m’envahit, se glissant par les pores enragés de ma peau. Je considérais ce besoin fulgurant de changement d’apparence comme une étape prioritaire à ma vie d’adolescente. J’avais seize ans lorsque je pris conscience de son état mental ; jeune fille en quête d’une émancipation de l’enfance, j’étais en proie à une obsession implacable. Non celle de fuir ma mère, mais l’urgence de me laver d’elle.

Les repas du soir prirent alors une toute nouvelle dimension. Assise face à elle, le spectacle m’offrait tout ce dont j’avais besoin : son attitude, sa figure, son regard. J’éprouvais dans cet exercice malsain un plaisir ludique à observer ses gestes et à en déduire lesquels des miens découlaient des siens. Je prenais soin d’occulter sa présence sur ma peau par l’élimination de mécanismes corporels que j’avais copiés sur elle plus jeune. L’application suit l’apprentissage. Je devenais obnubilée par ce jeu, indolente à la cruauté qu’il renfermait.

Ma mère s’était toujours considérée comme la victime de sa propre vie. L’erreur ne venait jamais d’elle, la méchanceté toujours des autres. Elle s’emparait du temps pour le teindre de ses lamentations, et me prenant toujours à témoin de son malheur, médisait infiniment sur les injustices que lui faisaient vivre ses bourreaux, figures féminines aux allures hautaines.

J’étais infatigable. À l’affût de ses moindres mouvements, je me dévouais entièrement à une observation aiguisée pour y déceler une nouvelle reconnaissance gestuelle, dédoublée. Tout allait jusqu’aux plus petits détails. Son mince poignet se cassant pour maintenir son menton, son souffle sec recrachant sa fumée, sa façon de se frotter les mains, doigt par doigt, les yeux perdus dans une pensée. Je regardais même ses ongles rongés et m’interdisais de toucher aux miens. Je n’avais jamais autant appris de mon regard, de la persévérance dont il témoignait, ni de cette patience opposée à moi-même dont je faisais preuve ici.

L’œil en alerte, je restais immobile, me refusant de reproduire tous mouvements analogues aux siens. J’étais contaminée par sa présence.

Les hommes de ma famille s’en mêlèrent. Notre relation mère-fille en devint de plus en plus tumultueuse et l’on me reprocha « d’agir comme elle ». Alors je ne sais pas pourquoi mais soudainement quelque chose se brisa en moi. Il y eut un déchirement dans mon ventre qui ne prenait pas fin, et je me rendis compte que je souffrais. Agir comme elle. Cette parole m’était indigeste, contradictoire à mes efforts. La précaution que me témoignait ma famille vis- à-vis de la ressemblance que nous partagions semblait être une peur liée au destin, que les fragments se perpétuent, que la douleur s’y accroche, irrémédiablement. Agir comme elle.

Je me sentais trahie.

Toute cette obstination était pour moi la preuve même que je percevais, que j’avais conscience de cet héritage qu’ils sous-entendaient si souvent. Je ne pouvais pas accepter que mon travail engendre le résultat inverse. Les pensées se mélangeaient dans ma tête : je n’étais plus capable de discerner aucune de nos propres singularités, ne voyant que la fatalité de mon destin juxtaposé au sien. Mais il fallait me nettoyer, encore, frotter plus fort, garder cette vigilance afin de ne pas pencher vers la pente glissante d’une irréversibilité précoce.

J’étais désorientée, en funambule entre la folie, et le reste. Je voulais supprimer tout ça, me libérer de cette emprise, effacer la douleur, je voulais prier pour que l‘on arrête de s’exclamer en m’observant « c’est fou comme elle te ressemble ! ». J’éprouvais de la honte, honte d’être touchée, honte de vivre sa misère, qu’elle devienne la mienne, honte d’affirmer la possibilité d’engendrer la maladie, de perpétuer cette souffrance contagieuse sur la prochaine génération, honte que l’on me regarde avec ces yeux qui vomissent la compassion et l’encouragement comme s’ils me pointaient du doigt, moi, la prochaine à succomber. Ils essayent de me dissoudre. Mais ce sont eux les coupables, d’appuyer cette certitude pour échapper au destin. J’ai fait tout ce que je pouvais. C’est moi qui suis dans la vérité, moi qui suis réelle et eux, ne sont qu’aveuglés, ne savent rien. Ils ne peuvent imaginer ce qu’est cette alarme qui retentit, qui envoûte et qui perce les yeux pour y verser l’attente lancinante de ce qui sera mon malheur.

Texte : Laura Martinet 

Illustration : Céef

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