N’hériter que de mots

par Barthélémy MARQUET

 

Nous étions si peu, au fond, à savoir ce qu’il avait voulu dire. Si peu. Juste elle et moi en fin de compte. Et nous marchions en silence le long de l’avenue morte. Les arbres de ville cristallisés dans la brume par l’hiver se cassaient à nos yeux de plomb. Je le savais, elle le savait, et nous n’en parlerions pas.

C’était le jour de la dérision, pour elle et moi. Celui qui avait commencé par le rire : on avait voulu rire, on avait ri. De nous, surtout, et de lui, parce qu’il allait falloir lui dire au revoir. C’était simple, comme journée, nous savions d’avance ce qui s’y jouerait. C’était comme ça que nous attrapions peur, et que nous expiions la peur : nous riions. 

Jamais deux yeux plus doux n’ont du ciel le plus pur sondé la profondeur et réfléchi l’azur. Musset l’avait dit et je le comprenais quand elle rivait les siens aux miens. Mais ses yeux ni le ciel n’étaient d’azur, ils étaient gris mat. Le gris de l’orage ou d’elle. Pour moi, c’était les deux.

C’était au matin que nous avions su que c’était l’au revoir, et que nous avions ri. Puis nous avions marché, main dans la main jusqu’au havre de mort où l’on soignait parfois, à ce que l’on raconte. Moi j’y venais voir quelqu’un mourir, et le reste comptait peu. Il y eut bien cette dame seule et son déambulateur de métal froid au détour d’un couloir, si tôt encore que seuls les néons chassaient la nuit. Elle errait sûrement. Et nous avons continué jusqu’à la chambre de l’autre.

Du nôtre. C’était notre malade, plus celui des médecins. Nous l’avons pris entre nos bras pour qu’il y respire encore un peu, et puis il est mort. Pas plus de détail, parce que la mort arrive et le moment qui la précède n’est pas plus long que celui qui la suit. Il est mort et les médecins nous ont chassés du temple pour qu’on l’emporte. 

Sous son oreiller tassé par le médecin, il y avait le mot : « oubliez-moi ou je resterai ». Qu’avait-il voulu dire ? Nous a-t-on demandé. C’était son père à elle : elle a dit que rien d’autre qu’un délire d’expirant. 

Comme si elle s’en fichait, je crois, mais elle ne riait plus. Les médecins n’auraient pas saisi ; nous ne pouvions rire qu’à deux. Peut-être qu’elle ne s’en fichait pas. Elle n’a rien dit du tout quand on est parti.

Elle avait senti quelque chose remuer au fond d’elle. Je le sais parce qu’elle ne tenait plus ma main, je sais qu’elle sentait le vent dans sa paume et qu’elle n’aimait pas ça, mais qu’elle ne voulait pas d’autre chose. C’était, encore un moment, cette sensation de communion dans le silence.

Nous étions si peu à savoir ce qu’il avait voulu dire. Juste elle et moi. Et nous sentions un monde entre nos mains.

« Oubliez-moi ou je resterai ». Elle avait peur, l’orage grondait et c’était la neige qu’il annonçait. Mais ses yeux se fixaient brillants sur le point d’horizon où s’épaississait le ciel, où se massait l’ombre. Son père était mort, j’espérais que nous ririons le soir et que le lendemain serait une autre vie. Je le voulais fort. C’était ce qu’il voulait.

Elle ne riait pas, nous ne ririons plus. C’était de la pluie en fin de compte qui battit nos visages, et elle ne pleurait pas. Nous avions si souvent ri puis oublié, si souvent ri pour oublier, je n’avais jamais su le faire avant qu’elle ne m’arrive. Elle le faisait dans son enfance, m’a-t-elle dit, elle le faisait quand il le fallait bien. 

« Oubliez-moi ou je resterai » : c’était pourtant le moment ou jamais. Mais ses yeux se fixaient au point sombre de la pluie et nous marchions courbés, pas vraiment côte-à-côte. Elle s’arrêta où coule la rivière et s’assit sur un banc mouillé, et je m’assis près d’elle. Elle penchait la tête, et, sur son clavecin, laissait tout en rêvant flotter sa blanche main ; c’était de la poésie, il fallait en rire quand on pouvait. J’y pensais alors, parce qu’elle ne me regardait pas. Nous nous tûmes longtemps ; ma main touchait la sienne. 

C’était un rare orage qui battait le ciel de lumière comme la terre d’eau, mais par intermittence, rendant éclatantes de réalité les gouttes sur son visage, qu’elle avait si souvent tourné vers moi. « Oubliez moi ou je resterai » ; il semblait qu’elle ne voulait plus oublier, soudain, ou pour la première fois qu’elle ne le pouvait pas. Et moi je voulais si fort qu’on rentre et qu’on rie. 

Au fond de moi je savais pourquoi. Elle ne me l’avait jamais dit, en réalité. Mais je comprenais tout sans le dire, et je sentais bien qu’elle ne pourrait pas rire. Au fond de moi je savais pourquoi, parce que j’avais deviné ; mais elle, elle le savait parce qu’elle l’avait vécu. Nous étions seuls au monde à savoir ce qu’il avait voulu dire, et nous n’y pouvions rien. Elle ne pourrait pas oublier. Jamais elle n’avait été si loin de moi. 

Je crois que l’orage n’a pas duré, pourquoi aurait-il duré ? Mais elle est restée assise devant la rivière. Moi, au bout d’un moment, j’ai dû me lever, si je m’en souviens. Je suis parti de mon côté. Jamais nous n’avions parlé de ces profondeurs parce que tout se solvait dans le rire, et je savais qu’elle ne voudrait pas plus de mes mots maintenant. Elle avait enlevé sa main, je crois. Je me suis levé et je suis rentré.

« Ou je resterai ». Nous savions tous les deux, elle à la surface, et moi peut-être seulement au fond ; mais je suis parti seul. Nous étions si peu à savoir ce qu’il avait voulu dire. Seulement elle et moi, et quelque chose s’était brisé ou rouvert. Je savais que nous n’en parlerions pas.

 

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