C’est une fois enveloppé par l’étrange lumière de la forêt de Jumièges, par ses linéaments faussement confus, que Durtal, héros de La Cathédrale de Huysmans, comprend que s’y logent des structures, des formes et des visions dans lesquelles l’art gothique et l’idée même d’édifice sacré trouveraient leur origine. Moment de pure élévation florale selon Thierry Marin, le cheminement vers l’immatériel opéré par le gothique se serait construit au contact de « végétalies païennes », de feuillages entrelacés et de fleurs étincelantes. Cette flore indéfinissable, métaphoriquement affranchie des pierres, délivre un univers visuel qui participerait du long cheminement cognitif conduisant au déploiement de l’abstraction dans la pensée picturale européenne du début du XXe siècle.
Lumières flottantes, quadrillages vertigineux et autres rêveries aériennes peuplent autant ces cathédrales que leurs sylvestres semblables ; les « forces » qui agitent l’esprit qui s’égare en ces lieux libèrent en lui des contours sibyllins. Le vagabondage de Durtal est en ce sens un intense moment abstrait, lors duquel des formes « pures », se détachant des cimes, se dessinent sur son chemin et perturbent peu à peu sa vision. Les feuillages se changent en vitraux, les arbres deviennent des colonnes, leurs branches élancées des croisées d’ogives que seul nervure ledit phénomène de « timidité ». Comme nombre de poètes et de peintres l’auront fait comprendre, le règne végétal déploie une quantité considérable de modèles géométriques : qu’il s’agisse d’éléments disparates, par l’aléatoire du regard superposés et réassemblés, d’étranges silhouettes d’or ou de chlorophylle ou toute autre présence encore, échappant, surcroît de brume ou de lumière aidant, à la faculté de nommer.
Cette instabilité sémantique est manifeste dans certains récits poétiques des peintres Ludwig Meidner et Wassily Kandinsky, où se révèle l’enchevêtrement de la composition dont le bois se fait maître et ses conséquences symboliques sur la psyché. La figure et le figurable s’estompent au profit d’un espace disloqué où, pour l’un, dans Im Nacken das Sternemeer (1918), au texte intitulé « Hymne à la terrible, nocturne forêt de juillet », texte hallucinatoire nourri d’angoisses en tout genre, le portrait fait d’une amante prend l’aspect d’une irradiation, les rayons du couchant la désossant littéralement, la faisant se confondre avec le squelette des arbres. Rendez-vous est également pris au cœur de la forêt avec Kandinsky, dont l’échappée onirique – et ironique – « Im Wald », présente dans le recueil Klänge (1913), confère tout autant à la sensation d’enveloppement le pouvoir d’interférer sur les sens du narrateur puis sur le langage des personnages qui, dans ce monde où tout croît démesurément, est entraîné dans un même mouvement d’abstraction puis d’unification avec la matière – les germinations prennent le dessus sur les corps et la parole n’est alors plus qu’une glossolalie, un bruissement semblable à celui des feuillages ; en un mot, le mystère prend le dessus.
Qu’ils fussent ou non lecteurs de Mikhaïl Larionov, Meidner et Kandinsky semblent en appliquer certains principes, ceux-là mêmes qu’il édicta dans La peinture rayonniste :
« De manière strictement officielle, le rayonnisme part des postulats suivants :
L’irradiation grâce à la lumière réfléchie (dans l’espace entre les objets, cela forme comme une poussière chromatique).
La théorie de l’irradiation.
Les rayons radio-actifs. Les rayons ultra-violets. La réflexion. »
Sans en poursuivre directement la trame ionisante, les deux artistes mènent eux aussi une quête tournant autour de la matérialisation de l’énergie – lumière ou force vitale – située au croisement entre chaque substance et de ses conséquences sur les perceptions. Se combineraient ici deux aspects communément compris comme étant aux origines de l’abstraction : le scientifique (l’ordonné) et le mystique (le flou).
En cela, l’exemple de Natalia Gontcharova est parlant : avec son compagnon Larionov, elle délaisse peu à peu les représentations « cubisantes » de thèmes réalistes et folkloristes au profit d’explorations rayonnistes qui se cristallisent dans les motifs floraux, végétaux et sylvestres. Dans des œuvres comme La forêt (1913) ou Forêt rayonniste (ca. 1912-1913), dominent des colorations iridescentes, saturées et composées avec un dynamisme certain, presque électrique. Comme à Jumièges, les arbres semblent soutenir la croisée d’un invisible transept, ici non plus fait de briques, mais de vitraux, comme le laissent penser les multiples coupures colorées qui jalonnent l’entrebâillement des branches et les reflets qu’elles projettent sur le sol.
De toutes les alcôves, la forêt est sans nul doute la plus labyrinthique, tant elle suscite des égarements physiques, psychologiques et spirituels. Sont vantés aujourd’hui les bienfaits de sa fréquentation, comme si « temple celte » ou païen elle redevenait, mais il faut le constater, la forêt apparaît, chez bien des artistes des premiers temps de l’abstraction, comme une cathédrale miniature, sans dieu connu si ce n’est une puissance matricielle, qui donne à la fois lieu à des expériences plastiques et à des interrogations métaphysiques. Les arbres et les forêts, vecteurs d’abstraction, deviennent indissociables des structures des cathédrales, de leur verticalité et du sentiment d’arrachement au monde physique qu’elles procurent. Par ailleurs, la permanence de ce motif, en soubassement du reste d’un œuvre, intrigue. S’écartant progressivement des scènes religieuses mais conservant tout au long de sa vie, tel Mondrian, un tropisme floral, Gontcharova conçoit ses toiles comme autant de petits refuges où viendrait s’exercer une forme de dévotion intime.