La culture est un temple

« Comme les sépultures furent les musées des civilisations sans musées, nos musées sont peut-être les tombeaux propres aux civilisations qui ne savent plus édifier de tombeaux. » Cette remarque de Régis Debray (Vie et mort de l’image) est double : nos musées sont notre art funéraire ; et ils sont le dernier art funéraire dont nous soyons encore capables. Incapables de tombeaux, nous érigeons des mausolées gigognes où nous enterrons les tombeaux d’autrefois, les reliques des temps où l’art était funéraire au premier degré, c’est-à-dire où il était un dialogue avec la mort, et pas encore un discours sur la mort de l’art lui-même. Nos musées ont quelque chose de sacré : l’amateur éclairé y entre avec une forme de déférence, de solennité ; et on pourrait se plaire à croire que le portique Vigipirate n’est au fond qu’une sécularisation sécuritaire du rituel purificateur au seuil du temple. Mais, la chose est connue, le sacré qui s’entasse dans nos musées est un sacré réorganisé ; si ce que nous voyons a bien dû être sacré à un moment de son histoire, ce sacré a été arraché, et il ne peut redevenir sacré qu’à la faveur de l’aura muséale. C’est parce que tout art est essentiellement funéraire, est essentiellement face-à-face avec la mort, que l’arrachement des œuvres d’art à leur entourage mortuaire, à leur fonction même, les dévitalise. « Toute culture repose sur les soins rendus aux morts pour assurer leur voyage éternel. […] L’art n’est pas un alibi pour nier la mort, un divertissement puéril qui nous permettrait de nous en épargner la pensée et la vue. Il est au contraire le plus haut exercice de notre finitude » (Jean Clair, Paradoxe sur le conservateur). Ainsi nos musées sont remplis d’exercices spirituels, que nous regardons sans être capables de nous y hisser.

Mais vraisemblablement aussi le musée est bien l’exercice de finitude (le seul, le dernier, d’après Debray) dont nous sommes capables. Sans être un véritable lieu de culte, le musée est un lieu de culture. De culture en tant que résultat d’activités artistiques et intellectuelles, et en tant que processus, cultivation : le musée entretient, c’est-à-dire à la fois conserve et cultive. Comme le dit Jean Clair, « la culture […] consiste à défricher puis à enclore un espace cultuel que l’on appellera ‘temple’, d’où nous est venu le mot ‘contempler’. » (Malaise dans les musées) C’est bien là un mot de conservateur de musée : car cette contemplation, aujourd’hui, est rendue possible par cet arrachement même de l’art à son sol originel qu’est le musée. Les musées sont nos tombeaux parce qu’ils sont aussi et surtout nos temples. Le musée maintient, autant que faire se peut, le lien, si ténu soit-il, que nous pouvons encore entretenir avec les manifestations passées du sacré. La nature du musée se tient dans ce paradoxe d’un temple d’où tous les dieux se sont enfuis, d’un temple construit pour la vénération des idoles sans souci de la divinité, d’un temple du sacré plutôt que d’un temple sacré. Le projet de la conservation de l’art est tout entier dans cet effacement – à la fois modestie et oubli : il faut accepter de se faire le serviteur d’un culte dont on est sans doute incapable. Dès lors l’universalité des musées est à double tranchant : ce sont des temples pour le plus grand nombre, donc pas strictement sacrés ; mais, en retour, cette abdication d’un sacré réservé à des sacerdotes permet de conserver le plus possible le lien qui nous unit tous, comme êtres de culture, au sacré dans l’art ; « leur rôle effectivement religieux – lier, relier –, en conservant les memorabilia, est aussi indispensable à assurer la cohésion du socius de l’Etat moderne né de la Révolution que l’était la religion à assurer la cohésion, l’ecclesia des communautés pré-révolutionnaires. » (Paradoxe sur le conservateur) 

Drôle de sacré, offert à tous ; drôles de temples, frêlement gardés par le zèle discret des conservateurs, le regard contemplatif des amateurs, en somme par le simple amour de l’art, par la si précaire et trop rare envie de « se cultiver » ! Et il y a d’autant plus de quoi s’inquiéter, lorsqu’on voit ce sacré avili dans la réclame, ces temples pervertis dans le mercantilisme ; la privatisation des intérêts s’accompagne d’une privatisation du sacré, d’une confiscation des biens du temple. Pour ne rien arranger, c’est la notion même de culture qui se trouve aujourd’hui dévoyée, rabaissée au rang d’outil, d’infrastructure événementielle, de pur happening ; elle  n’est plus que ce supplément d’âme qui vient couronner à peu près tout ce qui plaît au caprice des institutions et de la mode : en un mot, « la notion de culture s’est avilie au point de n’être plus qu’une variété dégénérée de la communication » (Paradoxe sur le conservateur). Mais quel est cet alliage bâtard, formé jusque dans l’intitulé du ministère de la Culture et de la Communication (sic), du temple et des marchands ? L’union de la culture et de la communication saurait-elle s’appeler autrement que propagande ? 

Certes le temple culturel abrite un sacré qui a peut-être perdu de son sens. Mais face à l’urgence – au désarroi culturel et social, à la destruction sémantique du concept de culture –, c’est, pour l’instant, tout ce dont nous disposons. La culture est un temple ; et ses piliers aussi sont vivants. C’est-à-dire fragiles. Et comme le temple naturel a son écologie, n’est-il pas temps d’ériger en tâche la plus urgente de l’humanité spirituelle cette écologie de la culture qu’on appelle conservation – en son sens bien sûr muséal, rigoureusement apolitique ?

On le comprend, conserver n’a rien d’une manie fixiste et bornée, qui ne verrait que dans le passé le salut esthétique de l’avenir. Au contraire : conserver, cela veut dire accepter la charge de vestale de ce temple qui nous est assignée, à nous autres, êtres de culture. Cela veut dire, surtout, l’accepter humblement. Garder un feu n’a rien de facile, mais il n’y a aucun orgueil à en tirer. On ne l’a pas construit, on en hérite ; on le transmet. Car les vestales de la culture ne sont pas tant faites pour pleurer sur les braises du passé – cela ne finirait-il pas de les éteindre ? – que pour en garder inaltérée la chaleur. Conserver, ce n’est pas rêver à des feux depuis longtemps éteints ; c’est permettre à ceux qui auront froid après nous de s’y réchauffer encore.

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