Détruire Disneyland ?

Il est un événement qui a modifié en profondeur le monde dans lequel nous vivons, c’est l’industrialisation ; et la culture n’y a pas dérogé. Pour employer les termes d’Adorno, à travers la logique de rationalisation industrielle (donc de rentabilité), le « standard » est devenu le canon d’une nouvelle Kulturindustrie. Ainsi, par essence, « l’industrie culturelle » offre à tous exactement le même « produit ». Le modèle est simple : plus il y aura de personnes pour s’extasier de la même chose, plus cette chose rapportera. Mais qui trouverait inquiétant de voir tant de moutons de Panurge se pâmer devant les mêmes standards si les bénéfices abondent ? 

Alors bien sûr, parce que c’était une question d’argent, on a employé des moyens prodigieux : on a construit des réseaux de transport pour desservir les aires de consommation de la Kulturindustrie ; on a bâti des villes entières pour maintenir les acteurs de cette nouvelle industrie sous le joug de leur administration ; on a dévasté des paysages par le plastique et le goudron ; on a accompli un miracle : on a construit un nouveau temple dans lequel les pèlerins sont libres de se précipiter aveuglément – Disneyland Paris. 

Il fallait en avoir l’idée : construire ex nihilo aux portes de la capitale un temple qui aurait pu être construit n’importe où ailleurs (la preuve : il y en a partout), et dont le seul mot d’ordre est « consommez ! ». Il fallait une sacrée dose de culot pour convaincre le pouvoir politique d’autoriser l’érection d’un tel temple assumant l’extorsion de ses fidèles. Il fallait avoir bien lu Pascal pour comprendre que, par facilité, l’on se réfugierait toujours dans le divertissement. Dès lors, il fallait être d’une grande force de persuasion pour parvenir à faire croire que culture et divertissement sont la même chose et que, mieux encore, ce temple d’un nouveau genre serait celui de la culture et non celui du bénéfice. Enfin, c’était avec une franche audace qu’il fallait faire le pari que des milliers de personnes viendraient s’agglutiner en un lieu pour éprouver les mêmes sensations. 

Mais était-ce un pari si risqué, quand, dans le même temps, toute forme de culture populaire était éradiquée par l’industrie ? Il est là, le véritable tour de force : avoir réussi à faire croire que Disneyland serait la nouvelle forme de culture populaire, alors que c’est exactement l’inverse : la culture imposée à tous par quelques-uns. 

La culture populaire vient (précisément) du peuple – elle ne peut être imposée. Mais par une manœuvre magique, l’on est parvenu à renverser le sens de « populaire » pour faire croire que cette culture serait celle de l’adhésion générale. Si l’on n’avait pas fermé le musée des Arts et Traditions Populaires (ATP), peut-être aurait-on compris que le populaire, ce n’est pas le standard en vue du bénéfice, mais le singulier et le divers en vue de l’autre. Évidemment, si la culture populaire a besoin d’un musée, c’est qu’elle est déjà morte…  Et on l’a tuée une seconde fois en fermant son musée…

C’est vrai, il est toujours question d’argent et jamais de culture et le musée des ATP a fermé parce qu’il n’était pas assez rentable ; son immense intérêt et la grande qualité de ses collections ne l’ont pas sauvé. Et, en effet, l’État a préféré s’en remettre à d’autres pour proposer de nouveaux « produits » culturels. Mais en faisant cela, est-on prêt à laisser la culture aux mains des marchands du temple ? Sans aucun doute, puisque c’est ce qui se passe : nous voyons passivement la culture dépossédée de sa substance au profit d’intérêts pécuniaires, et les individus dépossédés de leurs capacités créatrices au profit d’une élite qui assouvit par là son besoin de contrôle. Alors le combat est idéologique et intellectuel : il faut détruite Disneyland et ses avatars ! Révélons les mécanismes de leur entreprise totalisante en jetant la lumière sur le désastre social, écologique et intellectuel de ce(s) monstre(s) financier(s).

Pour cela, il faut se souvenir d’un temps où l’on pouvait parler d’une diversité des cultures, dans laquelle chaque temple était singulier. Mais la singularité n’est pas rentable, ce qui fait que la culture (la vraie) ne le sera jamais. Alors, félicitons-nous-en et proclamons-le, car c’est le dernier espace de liberté contre l’industrie !

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